
14-18 en quatre mythes

Notre expert: Alain Collignon
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Historien au Centre d'études et de documentation guerre et sociétés contemporaines (Ceges), il se consacre notamment aux représentations de la mémoire collective autour des grands conflits du 20esiècle.
On dira que c'est de bonne guerre. Que forcément, un siècle après l'invasion allemande, le 4 août 1914, quelques erreurs se sont glissées dans le mythe collectivement partagé du premier conflit mondial. Et qu'on a appris à vivre avec. Parfois très bien, même. Aujourd'hui, des intérêts politiques autant qu'économiques - ne prenons que l'exemple du tourisme mémoriel devenu une véritable industrie - sont intimement liés au label "Première Guerre mondiale". D'ailleurs, l'historien Alain Collignon ne s'étrangle même plus quand, au détour d'une soirée télévisée ou d'un numéro spécial de la presse écrite, il repère l'une ou l'autre de ces "coquilles" historiques. Pour nous, il a même accepté d'en détailler quelques-unes. Sans vouloir vous gâcher la fête, bien sûr.
Mythe n° 1 - La Belgique valeureuse
Demandez à un historien comme Alain Collignon quel est le plus gros cliché courant encore chez nous à propos de 14-18 et il vous répondra sans hésiter: "L'héroïque résistance belge, notamment dans la région de Liège. Au regard de la vérité historique, c'est une énormité. Pourtant, elle passe encore aujourd'hui pour une évidence". On résume: la farouche résistance opposée par les Belges à Liège, lors de la première bataille menée par l'empire allemand, aurait eu des conséquences décisives. Ainsi, les Belges auraient suffisamment retardé l'envahisseur pour permettre aux Alliés de gagner, un mois plus tard, la cruciale bataille de la Marne.
"Ce sont en fait de vieux échos de la propagande alliée de l'époque. Certes, les Allemands ont été quelque peu surpris de voir les Belges résister au lieu de les laisser passer .Mais cela n'a occasionné aucun retard dans le planning de l'invasion allemande. Pas un seul jour." Qu'à cela ne tienne, séduits par le baroud d'honneur belge, Français et Britanniques se trouvent à l'époque une belle cause à défendre: "Une pauvre petite nation à la neutralité reconnue par tous et violée par un grand voisin militarisé au mépris du droit international". Moralité, cette légende, "parfois colportée par des historiens professionnels des décennies après la guerre", a encore cours en Belgique et dans le nord de la France.
Mythe n° 2 - Albert Ier, roi-chevalier
"Ici encore, c'est une création de la propagande alliée. Ce mythe découle nécessairement du précédent. Un pays proclamé héroïque ne pouvait être dirigé que par un chef héroïque." En réalité, Albert Ierétait tout sauf un militariste. Au contraire, il était fort incommodé par le jusqu'au-boutisme des Alliés mais aussi de ses généraux. "Le roi pensait que cette guerre se révélerait au final une véritable catastrophe pour les nations européennes et qu'elle ne profiterait qu'à la gauche extrême. Surtout après la révolution de 1917 et l'avènement des bolcheviques russes." D'ailleurs, Albert s'est bien gardé d'engager les soldats belges dans des boucheries comme en ont connu d'autres nations, à Verdun, dans la Somme ou sur le Chemin des Dames.
Epargné par son commandement, le soldat belge a aussi été relativement favorisé par le déroulement des opérations. La région de l'Yser s'est ainsi trouvée dès novembre 1914 "protégée" par les inondations déclenchées volontairement par l'ouverture des écluses. Les chiffres, d'ailleurs, parlent d'eux-mêmes. "Chez nous, on compte autant de pertes militaires par maladie, suite aux mauvaises conditions climatiques et hygiéniques, que par mort au combat. Et en fait de combats, c'est surtout lors des batailles de mouvement, au début et à la fin du conflit, que des Belges sont tombés." Là où le premier conflit mondial est très largement perçu comme une guerre de tranchées, le soldat belge se singularise: en gros, à moins d'avoir déjà succombé à la maladie, il meurt dès que les choses commencent à bouger.
Par ailleurs, cette relative timidité opérationnelle défendue par Albert Ier, au grand regret de ses Alliés et de leurs besoins en chair à canon, se paiera à la fin du conflit. "Lorsqu'on a fait les comptes, nos alliés français et anglais avaient plus de deux millions de tués dans leurs rangs. Nous, seulement 43.000. Cela explique pourquoi nos projets d'expansion territoriale ont dû se limiter aux trois cantons de l'Est, alors que le gouvernement belge revendiquait le Grand-Duché de Luxembourg. On a, en quelque sorte, été payés au prorata."
Mythe n° 3 - Les enfants aux mains coupées
Ici encore, s'entrecroisent la réalité et la légende de la propagande alliée. En cause, les exactions de masse, bien réelles, commises par l'armée allemande dès le mois d'août 1914. "C'est avéré, entre 3.500 et 5.000 civils belges ont été littéralement massacrés, fusillés ou parfois tués à coups de crosse au moment de la phase d'invasion. En revanche, l'histoire des enfants belges mutilés et des soldats germaniques se baladant avec leurs mains coupées dans leurs poches relève de la pure fantasmagorie, qu'il faut interpréter comme l'une des nombreuses opérations de "bestialisation" de l'ennemi lancée par les Français et les Anglais." En fait, les violences allemandes elles-mêmes, à l'époque, découlent d'un autre mythe, germanique celui-là. Traumatisés par les francs-tireurs qu'ils avaient dû affronter pendant la guerre franco-prussienne de 1870-1871, ils s'imaginent que ceux-ci pullulent au sein de la population belge. "D'où les représailles contre les civils, même si c'était en réalité les armées régulières, et non des snipers embusqués, qui opposaient une réelle résistance aux Allemands."
Ce qu'on évoque moins souvent, en revanche, ce sont les souffrances civiles dues à la faim. "L'occupation de 39-44 a chassé la précédente dans la mémoire collective belge. Or, celle de 14-18 était particulièrement dure. Surtout dans les villes et notamment à partir de 1917, quand la Belgique, dont la production agricole avait fondu, en particulier à cause du manque d'engrais, a été forcée par l'Allemagne à accueillir des masses d'évacués français." C'est un autre "trou" dans la mémoire collective, mais des travaux récents d'historiens s'y sont attachés. Ils ne bouleverseront pas notre vision du premier conflit mondial, mais demanderont tout de même de profonds réajustements du souvenir.
Mythe n° 4- Le Flamand brimé
Cela ne vous aura pas échappé, la Flandre estime avoir plus souffert que les autres. Forte de cette certitude, elle en a même fait l'un des moteurs de la lutte pour la reconnaissance de l'identité flamande. N'est-ce pas d'ailleurs dans les tranchées qu'est né le Vlaamse Beweging, le mouvement flamand? Là où le troufion flamand souffrait doublement, décimé par les horreurs de la guerre, humilié par les brimades francophones? "Sauf qu'un historien éminent comme Luc Devos, qui ne passe pourtant pas pour un francophonissime, a proprement démoli dans ses travaux le mythe flamingant selon lequel tous les officiers francophones étaient prêts à sacrifier de la piétaille flamande dans des offensives suicides, voire qu'ils s'ingéniaient à lui intimer des ordres qu'elle ne comprenait même pas." Certes, le corps des officiers affichait une surreprésentation francophone et pouvait à l'occasion barrer des vocations néerlandophones. Mais dans des proportions guère différentes d'autres domaines de la société belge de l'époque. "Ce qui n'empêche pas, encore aujourd'hui, un politique comme Geert Bourgeois (N-VA), de capitaliser sur un événement auquel il s'efforce de donner un tour résolument régional et flamand. Là où le reste du pays reste dans un "belgicanisme" plutôt soft."