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Il y a deux mois, avec votre fils Pierre vous donniez des concerts pour la recherche sur la maladie d'Alzheimer qui a emporté votre mère. Aujourd'hui, un album contre le cancer. Un chanteur ne peut pas se contenter de faire des chansons?
Alain Souchon - Nous, les chanteurs, on est épargnés de plein de choses. Mais on est aussi des citoyens dans la société et l'on voit bien que des gens dorment sur le trottoir. On est touchés, comme tout le monde. Quand on demande aux associations ce qu'on peut faire, elles répondent: "votre métier: chanter". Alors on fait une soirée pour l'association de l'abbé Pierre. C'est normal.
On dirait parfois qu'il n'y a plus que les chanteurs et les écrivains pour prendre le temps de réfléchir.
Ce devrait aussi être le rôle des politiques, mais ils sont pris par leurs combats de coqs. Moi, observer, c'est ce que j'aime ici-bas. Je ne me suis jamais intéressé à grand-chose, passionné pour le sport, etc. Par contre, j'aime regarder autour de moi. Cette effervescence incroyable en ce moment, ce grand basculement, ça me plaît. Le monde occidental est à la peine, d'autres pays émergent.
Et depuis que vous observez le monde, vous le voyez s'améliorer?
Ah non! Mais il faut que ça aille le moins mal possible. Eviter que tout le monde s'entretue, c'est déjà bien parce que les hommes sont tellement bizarres. Je suis pour que les choses changent, pour une sorte de révolution. Il ne faut plus que les marchés fassent la loi. Mais, en même temps, qui dit révolution dit morts... Et ça, je n'en ai pas envie du tout.
Les révolutions sont parfois aussi des déceptions. Le printemps arabe, c'est à la fois la chute de trois dictatures et le risque de voir ces pays adopter un islam intolérant.
De toute façon, on ne pourra pas empêcher ça. Ils sont pris par la religion. Ils aiment leur religion. Ils savent que ça les place à l'opposé de nous. En Europe, on n'y comprend rien. On n'aime pas ça. On en a peur un peu, alors ils aiment bien se positionner dans leur religion. C'est leur puissance, leur force. Il y a certainement ça qui joue.
Et parfois, comme pour Charlie Hebdo, ça va jusqu'à détruire un journal satirique en France.
Oui, ça fait peur. On se dit qu'il n'y a pas beaucoup de progrès quand même. Mais c'est toute notre civilisation qui est triste. C'est normal qu'elle décline parce que les gens ne sont pas heureux. On est dans un vide vertigineux. Le but de notre existence, c'est d'avoir une belle auto. Mais visiblement, ça ne suffit pas. Il nous manque quelque chose. Y a qu'à voir comment on admire des films avec des moines qui prient toute la journée (allusion à l'étonnant succès du film Des hommes et des dieux). On les envie. La vie, ce n'est pas acheter des choses tout le temps. On se dit qu'il y a bien quelque chose qui nous dépasse.
Être chanteur, ça préserve de cette dureté du monde ou, au contraire, ça oblige à s'y plonger davantage?
Ça m'oblige à regarder, mais je suis préservé parce que si les gens ne sont pas fraternels entre eux, ils le sont avec moi. Si je marche dans la rue, la moitié des gens me sourient, ce qui est merveilleux.
Récemment, le magazine Le Nouvel Observateur a reconstitué la fameuse interview réunissant Brel, Brassens et Ferré, mais avec Julien Clerc, Maxime Le Forestier et vous-même dans le rôle des grands anciens.
Ça m'a inquiété. Julien et Maxime, j'adore ce qu'ils font. Mais Brassens, Brel et Ferré avaient plus de force en eux que nous. A leur arrivée, la jeunesse était extrêmement enthousiaste. Ils apportaient la nouveauté, la richesse du français, l'engagement, la puissance de leur personne, et du raffinement, de la beauté. Dans les années 60, la musique, on n'en entendait pas suffisamment. C'est pour ça la déferlante des yéyés. On en avait besoin. Nous, on arrive dans un monde submergé de musiques. Qu'on prenne un taxi, qu'on aille au supermarché, de toute façon, il y a de la musique. La musique, à la limite, c'est devenu chiant.
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Le titre de l'album "A cause d'elles" semble faire le lien entre vos chansons récentes (comme A cause d'elle, sur "La vie Théodore" en 2005) et vos souvenirs d'enfance.
Oui j'ai écrit à cause de ces chansons où le texte a de l'importance. Il n'y avait pas de radio chez nous, alors j'écoutais ma mère avec attention. Au lieu de me raconter des histoires, on me chantait des chansons. J'avais 6-7 ans, j'écoutais la chanson du petit homme qui part à la guerre. Comme il est petit, les balles passent au-dessus de lui. Génial! Et puis quand il meurt, Jésus lui dit que le paradis est pour les petits. Ça m'emballait et ça m'a fait gamberger. Quand j'ai fait des chansons, il fallait que les paroles racontent une histoire et soient aussi importantes que la musique. Ça m'a fait plaisir de retrouver ces chansons qui sont restées dans ma tête toute ma vie, que je chante sous la douche.
Pour l'occasion, vous êtes devenu simple interprète.
Oui, mais j'aime chanter. Physiquement, ça me plaît. Avec mes frères, j'adorais chanter à plusieurs voix en faisant la vaisselle.
Vous êtes toujours inquiet de l'accueil de vos albums. Mais depuis 1973 et L'amour 1830, avez-vous eu une seule mauvaise critique?
Comment t'expliquer... C'est l'été. Sur la plage, il y a plein de filles. T'es chanteur, tu descends l'escalier qui mène à la plage en maillot de bain. Tu es un peu inquiet. Tu te dis que les filles vont penser "Il est maigrichon ce garçon-là, t'as vu sa tronche". Eh bien moi, pareil quand je montre mes chansons. Je me dis "Pourvu qu'ils ne disent pas que c'est mal écrit ou qu'on s'en fout". On n'est jamais vacciné contre ça. Contre les filles qui peuvent penser "Oh là là!, t'as vu le maillot qu'il a? Ce n'est plus la mode, un maillot pareil".