
Christine And The Queens, le double mixte

Christine And The Queens, dont le premier et recommandable album "Chaleur humaine" est la sensation de la rentrée, n'est pas un groupe. Non, c'est une jeune fille de vingt-six ans qui s'appelle Héloïse Letissier. Dans ses interviews, et même quand on ne lui pose pas la question, Héloïse revient toujours avec la même histoire. "C'était en hiver 2010, dans les rues de Londres. Je ne savais plus très bien où j'en étais dans ma vie. J'ai poussé les portes du Madame Jojo's, un bar de travestis de Soho, et j'ai été subjuguée par le numéro de trois drag-queens. Je suis revenue tous les soirs dans ce club pendant plusieurs semaines et ces Queens sont devenues mes copines. Ou plutôt mes copains… Ils/elles m'ont dit d'aller au bout de mes rêves et de m'inventer."
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Tout ça fait très (trop?) joli dans un CV, mais c'est la vérité. Car Héloïse ne ment pas. Quatre ans après cette révélation, cette Nantaise se métamorphose donc en Christine And The Queens. "Si je ne veux pas être une grande fille, je serai un petit garçon", chante-t-elle dans Half Ladies.Et sur It, première plage hypnotique du disque, elle répèteinlassablement:"I'm a man, I'm a man, I'm a man." Christine est une femme et aussi un peu un mec. Elle est ouvertement bisexuelle. Ça aussi, elle le dit dans chaque interview sans qu'on le lui demande.
Sur son album, tout va par deux. Elle chante en anglais et en français. Elle mélange des sons analogiques et organiques. Elle parle du jour et de la nuit. Et quand elle reprend avec une classe folle Les Paradis perdus de Christophe, elle ajoute sur le refrain une strophe piquée au tube R&B Heartless de Kanye West. "Je rêvais depuis longtemps d'enregistrer Les Paradis perdus. Christophe plante le décor du morceau "dans les caves de Londres" et c'est exactement là où est né mon projet. Et ça me faisait aussi beaucoup plaisir de faire dire à mon personnage Christine "dandy, un peu maudit". J'ai dîné récemment avec Christophe. Une soirée surréaliste… Nous sommes tous les deux timides. Il y a eu beaucoup de blancs dans la conversation, mais au final, nous nous sommes promis de faire un jour un truc ensemble."
Héloïse parle de Christine à la troisième personne du singulier. "Ça doit être mon côté schizophrène",rigole-t-elle. Elle ne dit jamais "mon album" mais "mon projet". Elle a tatoué deux phrases à l'encre de Chine sur ses bras: "One of Us" et "We Accept You". "Il s'agit d'une double citation de Freaks de Tod Browning (1932), un film qui m'a profondément marqué quand je l'ai vu, adolescente, avec ma mère. Ce tatouage date de février 2010, au tout début de mon projet, quand j'étais à Londres. Je l'ai fait comme une véritable déclaration de foi. C'était très solennel comme décision."
Il y a un peu de la libertine Mylène Farmer dans la prose de Christine. Ses éclats de rire nous rappellent la Camille des débuts, quand celle-ci ne se prenait pas encore au sérieux. Pour la musique, c'est plutôt de l'électro-pop moderne conçue avec l'amour de l'artisanat comme chez Emilie Simon. "Je suis toujours admirative devant les productions des artistes hip-hop américains comme Kendrick Lamar, Kanye West ou Drake. C'est minimaliste, il y a peu de choses, mais tout est précis. Pour trouver ce genre de sonorités, je suis allée en Angleterre pour travailler avec Ash Workman (Metronomy) et les deux frères multi-instrumentistes Michael Lovett et Gabriel Stebbing."
Le fantôme de Ziggy
Pour le personnage de Christine, Héloïse reconnaît s'être inspirée de Ziggy Stardust, double androgyne créé par David Bowie en 1972. "Christine est une personne plurielle qui me permet de me désinhiber sur scène. Ziggy Stardust me fascine car c'est un extraterrestre qui n'a pas de genre sexuel. Chez Bowie, il y a toujours eu la volonté de créer des personnages forts mais éphémères. Après deux ans, il a autodétruit Ziggy pour passer à autre chose. Moi, j'aimerais encore faire évoluer Christine. Pour mon prochain album, je la vois bien dans un trip plus funky new-yorkais comme le Gainsbarre de "Love On The Beat" mais en plus sombre."
Née d'un père prof de littérature anglaise à la fac et d'une maman qui enseigne le latin au lycée, Héloïse a forcément beaucoup lu durant sa jeunesse. Elle se rappelle avoir été terrifiée en découvrant l'œuvre de Dickens et s'être aussi posé pas mal de questions en refermant Trouble dans le genre de Judith Butler. Ado, elle a dévoré les œuvres de Jean Genet et "comme toutes les filles perturbées" les Chants de Maldoror de Lautréamont. Sa mère lui a également transmis sa passion pour les comédies musicales de Bob Fosse. "Toutes ces références continuent à m'accompagner. Je pourrais aussi citer Lou Reed, son épouse Laurie Anderson, Beyoncé ou Michael Jackson (à qui elle fait un clin d'œil dans le clip de Saint Claude)." Elle oublie Klaus Nomi, première icône pop atteinte du sida, à qui elle rend hommage surle joli Ugly-Pretty.
Avant d'échouer chez Madame Jojo's, Héloïse a suivi des cours d'art dramatique au Conservatoire à Lyon."Je rêvais de faire de la mise en scène, mais les profs ne m'ont jamais encouragée dans cette voie. Ils me voyaient comédienne. J'ai renoncé après deux ans. Je ne regrette rien car je peux tout faire désormais avec la musique. J'écris, je chante, je travaille l'image et la gestuelle sur scène où je suis accompagnée de danseurs. Pour moi, le titre "Chaleur humaine" résume parfaitement mon projet. La chaleur humaine, c'est une énergie qui n'a pas de sexe et qui se partage comme quelque chose de contagieux."
Même si elle insiste pour qu'on fasse la distinction entre Héloïse et Christine, cette jeune femme qui en a dans la cervelle avoue que la frontière est parfois très floue. "La chanson Here qui clôture l’album est plus proche d'Héloïse que de Christine. Oui, c'est une ballade sombre et pas très joyeuse, mais je suis comme ça dans la vie de tous les jours." Elle se décrit encore comme une femme très solitaire "qui vit avec ses deux chats dans le XIXe arrondissement" et n'est pas vraiment du genre "à chercher les mondanités". Au bout de la conversation, nous demandons à Héloïse si elle est heureuse. Elle hésite avant de dire oui. On lui demande ensuite si elle s'aime. Là, elle n'hésite pas une seconde: "Non, je ne m'aime pas! Mais c'est moins gênant aujourd'hui car j'ai un projet qui me tient à cœur et m'empêche de me poser trop de questions." Sachez que nous, on vous aime beaucoup, Héloïse…
Le 4/10 au Botanique (complet)