

Déjà huit ans. Seulement huit ans. En février 2004, dans sa petite chambre d'étudiant à Harvard, aidé d'une poignée de potes, un génie un brin flippant et ultra-culotté lance son réseau social. Mark Zuckerberg l'ignore encore: c'est l'embryon d'une success story planétaire. Mieux: la révolution numérique du siècle naissant. Dix mois plus tard, Facebook compte son premier million de fidèles. Une paille. Aujourd'hui, ils sont 850 millions. À force d'ingéniosité, Facebook est parvenu à rentabiliser son immense communauté. Tant et si bien que l'aventure d'une poignée de "students" s'est muée en poids lourd de l'économie Internet.
La suite logique pour le géant bleu et blanc, c'est son entrée en Bourse. Un événement - la plus grosse introduction boursière de l'histoire du Net - qu'attendent avidement méga- et mini-porteurs en mal de profits juteux et rapides. C'est dire le solide shoot d'adrénaline qu'ils ont reçu en apprenant, mercredi dernier, que Facebook avait déposé son dossier d'introduction auprès des hautes instances boursières américaines. "Il existe un besoin énorme et une énorme opportunité pour connecter chacun dans le monde, donner à chacun une voix et aider à transformer la société pour l'avenir", écrit Mark Zuckerberg dans une lettre aux futurs investisseurs. On en verserait presque une larme…
Mais redescendons sur terre. "Quand on entre en Bourse, on est obligé de publier des résultats trimestriels. On est donc en permanence sous la pression de ses actionnaires et des marchés, rappelle Etienne Wery, avocat spécialisé en nouvelles technologies. La liberté de création des débuts cède le pas à la course à la rentabilité." Et pour accélérer la moisson de blé, Facebook compte plus que jamais sur son seul et unique actif: nous. Nous qui avons tissé un lien tel de confiance et d'affection avec la plateforme que nous y avons déversé nos échanges avec nos amis plus ou moins virtuels, nos états d'âme, nos images futiles et, surtout, nos goûts et notre profil.
Car sans nous en apercevoir, nous sommes devenus l'ingrédient central d'une fabuleuse recette à pognon. "Facebook a récolté un maximum d'utilisateurs, donc un maximum de données personnelles qu'on peut facilement croiser, explique Damien Van Achter, du média en ligne spécialisé Owni.fr. Puis il les a vendues à des annonceurs publicitaires de façon bien ciblée." Et de manière intelligente puisque, sur Facebook, la pub se fond dans la masse pour mieux nous séduire. Au point que nous ne nous rendons même plus compte de l'omniprésence des marques. "Ce système publicitaire est très efficace. Plus l'audience (vous, nous) est en contact avec la marque de façon régulière et transparente, plus celle-ci aura de chances de s'imposer au moment de l'achat."
Mais voilà, Facebook rencontre un gros souci au moment charnière de son entrée en Bourse: son nombre d'utilisateurs a cessé de croître de façon exponentielle. C'est logique, vu la masse incroyable de personnes déjà converties à travers le monde. Hormis en Russie, le réseau est devenu numéro un partout où l'accès à Internet est libre. D'où une question légitime: comment Facebook continuera-t-il à faire monter en flèche son chiffre d'affaires, tiré à 90 % de la vente publicitaire? "Se poser cette question revient à se demander jusqu'où la société poussera l'exploitation des données de ses utilisateurs, répond Damien Van Achter. Nous saurons bientôt avec quelle sauvagerie elle s'y prendra, poussée dans le dos par ses actionnaires."
La sauvagerie? Pour Etienne Wery, cela signifie que "l'entreprise pourrait en venir à des pratiques limite, notamment en termes de vie privée". L'avocat met en garde contre "une invasion publicitaire ciblée": des sollicitations hyper-personnalisées et répétitives. Voire assommantes. Si ce n'était que cela… Facebook pourrait en effet adopter la même attitude que LinkedIn, réseau social branché boulot. "Celui-ci a changé son règlement sur la vie privée et décidé qu'il pouvait utiliser le nom et l'image de chacun de ses utilisateurs pour promouvoir ses propres activités. Évidemment, personne ne lit ce genre de long texte avant de l'accepter d'un simple clic. Et encore moins ses modifications. C'est typique des réseaux sociaux: ils changent leurs règlements à l'envi, à chaque fois dans un sens qui leur permet plus de marche de manœuvre. C'est un jeu avec la légalité."
Ceci dit, Facebook ne peut pas se permettre tout et n'importe quoi avec ses membres. "Si Facebook ne respecte pas un minimum les droits et les libertés de ses utilisateurs, sa propre communauté risque de se monter contre lui, estime Damien Van Achter. Une conscience collective est apparue depuis que le numérique est devenu grand public. Les gens se sont rendu compte que leur ordinateur et leur smartphone sont bien davantage que de simples outils de travail. Certes, ils sont devenus dépendants de services comme Facebook. Mais ils restent libres de faire ce qu'ils veulent. Y compris de s'en aller. Facebook n'est pas encore devenu incontournable."
Rendre son accès payant - formule la plus simple pour aspirer encore plus de dollars - est donc une option que l'entreprise de Mark Zuckerberg devra envisager avec grande prudence. Pour Etienne Wery, ce passage à l'acte est pourtant hautement envisageable: "Facebook dispose de sa propre monnaie virtuelle. Il pourrait dès lors passer en mode payant sans faire trop de mal à ses utilisateurs. Demander à un milliard de personnes de payer ne fût-ce qu'un dollar par mois, imaginez ce que ça peut rapporter annuellement…" Mais ce rêve pour les actionnaires risquerait de virer au cauchemar pour Facebook, qui perdrait sa qualité la plus précieuse: son capital sympathie.
L'accès payant, Damien Van Achter n'y croit pas. "Je prédis plutôt du contenu uniquement visible moyennant un abonnement. En d'autres termes, Facebook pourrait proposer une expérience encore plus enrichissante à ceux qui acceptent d'ouvrir leur porte-monnaie." Cette option est d'autant plus crédible que le réseau social est tout bonnement en train de phagocyter le Web. Aujourd'hui déjà, certaines internautes ont abandonné le bon vieil e-mail pour la messagerie de Facebook et y stockent toutes leurs photos, au risque de les perdre un jour. "Et en oubliant qu'ils les donnent à Facebook qui peut les utiliser à l'envi."
On le voit, l'entrée en Bourse du réseau social pourrait charrier son lot de désagréments. Pourtant, Facebook demeure un outil extraordinaire. À condition de savoir s'en servir et d'éviter ses chausse-trappes. Pour Etienne Wery, il importe juste de garder à l'esprit que "toutes les informations que vous publiez sur le site sont pérennes. Facebook se donne le droit de les conserver". Damien Van Achter complète: "Il y a encore beaucoup d'efforts à fournir dans l'éducation aux médias. Actuellement, les écoliers en savent plus sur les réseaux sociaux que leurs profs. Or, apprendre à utiliser l'outil et prendre conscience des enjeux qui se cachent derrière, c'est capital. D'autant que quantité d'emplois sont créés grâce aux métiers du numérique dont Facebook est devenu l'un des piliers". Imaginez ce juste retour des choses: Facebook s'est servi de nous pour nous enrichir? A nous de nous servir de lui pour prospérer. En 2011, Facebook aurait permis, grâce son écosystème, de créer 232.000 emplois indirects en Europe. Ça fait rêver, non?