Delhaize Grande distri, gros malaises

Quatre ans après Carrefour, c’est au tour de Delhaize de réduire sa voilure. Analyse d’une tragédie sociale, dans un groupe qu'on pensait familial. Mais ça c'était avant...

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C’est peu dire que l’annonce du "plan de transformation" de ce 11 juin qui vise à fermer 14 magasins et licencier 2.500 personnes a fait l’effet d’une bombe auprès du personnel de Delhaize. Une bombe à fragmentation: l’émoi s’est propagé des 16.000 employés aux milliers de franchisés: AD Delhaize, Proxy Delhaize, Tom & Co… Cette émotion a ensuite gagné, à la vitesse des réseaux sociaux, toute la clientèle du distributeur belge. Il aura seulement fallu deux heures pour que des magasins se mettent en grève et des pétitions de clients voient le jour. Une vive réaction qui s’explique par trois raisons. 

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D'abord parce que Delhaize gagne de l’argent. Et pas qu’un peu. Avec un chiffre d’affaires de 21 milliards d’euros et un bénéfice de 179 millions d’euros en 2013, l’entreprise, qui n’a jamais été déficitaire, est florissante. La direction évoque pourtant des "raisons économiques". En fait, il faut - au moins en partie - traduire ces "raisons" pour ce qu’elles sont en réalité: des exigences d’actionnaires. L’influence de ceux-ci n’a cessé de croître depuis une quinzaine d’années au détriment de celle des autres acteurs de l’entreprise: les dirigeants, les sous-traitants, les salariés.

Lorsque, encore à la fin du siècle dernier (le XXe...), une entreprise affichait des comptes en équilibre, son président pouvait faire bonne figure au sein et à l’extérieur de son conseil d’administration. Cela lui suffisait pour déterminer sa stratégie, la faire adopter par tous et l’appliquer. Aujourd’hui, une telle société est considérée comme mal gérée. Car une norme de rentabilité financière est apparue dans l'économie mondialisée: il ne suffit plus d’afficher des bénéfices, il faut que le rendement des capitaux investis soit d’au moins 10 à 12 %. Delhaize gagne de l’argent, certes, mais pas assez pour ses actionnaires.

Un point de repère

Ensuite, Delhaize, c'est un point de repère de la Belgique. Certains disent "Deulaize", d’autres "Délaize", quelques-uns "Dèlaize". Cela dépend des régions, des générations. Mais depuis toujours, Delhaize est partout. Car le groupe est issu d'une très longue histoire. Les cours de récréation du royaume se sont enflammées en 1905 pour les camions "Delhaize", les tout premiers du genre à parcourir la Belgique. Dans les années 50, des milliers de ménagères ont été ravies d’arpenter les premiers supermarchés "libre-service à l’américaine" du pays. Bref, cette marque est une institution. Presque aussi ancienne que la Belgique elle-même, d’ailleurs, puisque les deux frères Delhaize, Jules et Auguste, et leur beau-frère Jules Vieujan ont créé leur chaîne de distribution alimentaire 30 ans à peine après la création de la Belgique.

Qui n’a pas eu, dans sa famille, quelqu’un qui y travaillait? Une tante qui tenait une épicerie, une sœur qui jobait comme caissière pendant les vacances. Delhaize, pour la plupart d'entre nous, c'est un peu la famille. Et que la famille veuille se débarrasser d’une partie de ses membres parce qu’ils ne sont pas assez rentables, voilà qui secoue. Qu'elle déclenche un bain de sang social parce qu’elle veut davantage de bains de soleil pour ses actionnaires, voilà qui choque.

La fin d'une époque

Stupéfaits, les Belges le découvrent donc aujourd’hui: le Groupe Delhaize, ce n’est plus la famille. Le départ, en 2013, du poste de CEO de Pierre-Olivier Beckers au profit de Frans Muller était déjà un sacré signe. Pierre-Olivier Beckers-Vieujan était en effet un descendant du fameux beau-frère. Son départ signe l’interruption d’une tradition vieille de près d’un siècle et demi, celle d'un "Delhaize" à la tête du groupe.

Il y a aussi l’actionnariat. Loin d’être protégé par un pacte, comme c’est le cas dans le groupe Colruyt par exemple, celui de Delhaize se compose d’acteurs institutionnels étrangers pour 17 % et belges pour 5 %. Le reste étant détenu par des actionnaires "flottants", entendez des fonds d'investissements, souvent anglo-saxons. On estimerait à 10 % - mais ce chiffre est invérifiable - la quote-part encore détenue par la famille. Une quote-part peu efficace en termes de poids sur les décisions.

Mais au-delà des vicissitudes de l'actionnariat, il y a également un élément qui constitue la troisième raison du "malaise Delhaize": l’environnement économique. En effet, la rentabilité du segment du marché baisse. La direction du groupe pointe, entre autres, les salaires "avantageux" des employés. A nos yeux, une polémique inutile. Mais il est vrai que le comportement du consommateur a changé. "On n’achète plus ce que l’on veut, on achète ce dont on a besoin", illustre un spécialiste de la distribution, Jorg Snoeck. "Il n’est plus rare de voir quelqu’un arriver en Porsche sur le parking d’un discounter. C’est même maintenant un signe de fierté, le signe d’appartenir à une nouvelle espèce de consommateur: les "smart shoppers". Tout le monde recherche le meilleur prix et il est considéré comme branché de ne pas s’en cacher."

Tout ceci se traduit, selon notre expert, dans les parts de marché. Et ce au détriment des acteurs classiques du segment moyen, ce segment couvert par Carrefour et Delhaize. "Entre 2001 et 2012, la part de marché des magasins Delhaize a chuté de 13,2 à 10,7 %. A l’inverse, Colruyt a vu sa part de marché augmenter de 13,6 à 22,2 %..." Colruyt, une autre belle histoire belge et familiale. Mais pas du tout le même imaginaire.

150 ans de belgitude

* 1867. Professeur de sciences commerciales de Ransart, Jules Delhaize ouvre à Ransart, près de Charleroi, une épicerie avec son frère Auguste, médecin vétérinaire, et son beau-frère Jules Vieujan. Son emblème? Un lion. D'autres magasins suivent rapidement dans la région, puis à Mons et Namur. Un troisième frère crée, de son côté, le groupe Louis Delhaize.

* 1883. Implantation à Molenbeek d’une logistique qui permet l'expansion de la chaîne de magasins.

* 1957. Delhaize déclenche une révolution avec le premier supermarché à l'américaine, place Flagey à Ixelles.

* 1962. Pour porter sa croissance et l'ouverture de nouveaux supermarchés, Delhaize ouvre son capital au public et entre à la Bourse de Bruxelles.

* 1974. Une nouvelle législation limitant l'implantation des grandes surfaces en Belgique incite Delhaize à chercher des opportunités à l'étranger. C'est le début de l'expansion internationale de Delhaize.

* 1989. Lancement du site Internet delhaize.be, de la chaîne de magasins Tom & Co, spécialisés dans les fournitures et aliments pour animaux de compagnie, et de Caddy-Home, service de livraison à domicile. Delhaize est le premier distributeur belge à offrir des produits issus de l'agriculture biologique.

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