
[DOSSIER] Bipolaires, enquête sur le mal de l'époque

Une nuit, Anna, étudiante, entend des bruits étranges dans l'appartement qu'elle partage avec Carole, sa sœur, 23 ans, assistante juridique. Sans allumer, elle s'avance précautionneusement jusqu'au salon, où elle trouve son aînée occupée à creuser frénétiquement, à l'aide d'un canif, des trous dans les meubles. Anna la voit entasser les copeaux de bois dans une petite boîte métallique qu'elle ferme à clé puis cache sous son lit. Effarée, Anna l'interpelle mais se heurte à une Carole étrangement hilare, faisant mine de ne pas comprendre cette histoire de meubles entaillés, affairée, au cœur de la nuit, à ranger passionnément son armoire tout en hissant des minihaltères au-dessus de sa tête.
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Pendant cinq jours, Carole ne dormira quasiment plus. Chaque nuit, elle entaille les meubles, ramasse les copeaux, s'agite, gigote, écoute de la musique à tue-tête, se maquille, danse, saute sur son matelas, crie, chante. Carole n'est pas fatiguée. Carole n'est plus jamais fatiguée. Le matin, alors que sa sœur se remet avec difficulté de leurs nuits agitées, Carole, elle, court rejoindre son bureau, où elle abat ses dossiers en un temps record, parlant fort, s'esclaffant sans cesse, ne prenant même plus le temps de déjeuner, car elle n'a plus jamais faim. Elle travaille tard puis, sur le chemin du retour, téléphone, vibrionnante, à tout son entourage, réclamant des sorties, des programmes et des fêtes. Mille idées, mille projets, mille enthousiasmes l'excitent et la ravissent. Carole sent sa puissance décuplée, ses pouvoirs infinis. Une championne qui, la nuit tombée, entaille les meubles pour récolter sa collection chérie de jolis copeaux enroulés.
Anna surveille sa sœur épuisante. Elle se souvient qu'elle a traversé deux dépressions en quittant l'adolescence. Elle retrouve le numéro de son psychiatre, Ronald Fieve. Un fameux praticien new-yorkais, aujourd'hui âgé de 85 ans, qui, quarante ans durant, dans son cabinet installé dans la 5eAvenue à New York, a exploré une maladie psychique alors connue sous le nom de maniacodépression. Le récit d'Anna inquiète ce médecin, car il y reconnaît tous les signes d'un épisode maniaque. Il la prie donc instamment de lui amener sa sœur. La nuit précédant ce rendez-vous, auquel étrangement la jeune femme a consenti, celle-ci débarque dans la chambre d'Anna endormie. Debout derrière un fauteuil, elle se met à hurler, lui enjoignant de cesser sur-le-champ de téléphoner à leurs parents avec la télécommande, car elle a besoin de cette télécommande et que, d'ailleurs, des cambrioleurs sont à l'œuvre, cachés derrière les rideaux. Les parents d'Anna et Carole sont morts depuis longtemps.
"Lorsque Carole vint me voir, son agitation physique et sa frénésie me frappèrent: non seulement elle dardait des regards nerveux autour d'elle, mais elle était extrêmement communicative, même si ses propos étaient parfois si embrouillés que leur sens m'échappa. Sa distraction était patente quand je la questionnai" , se souvient Ronald Fieve, auteur de Comment bien vivre avec des troubles bipolaires. Carole sera diagnostiquée bipolaire et recevra un traitement neuroleptique grâce auquel elle pourra deux mois plus tard reprendre son travail d'assistante juridique.