
Geneviève Lhermitte, le film

Mais que sont devenus les vrais acteurs du fait divers le plus insoutenable de ces dernières années? En 5 ans, certaines choses ont changé. Sauf l'inexplicable...
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Tout commence le 28 février 2007. A 14h40, un opérateur du service 100 reçoit un appel: "J’ai fait quelque chose de très grave, j’ai tué mes enfants." A l’autre bout du fil, une femme expire. Ou presque. Elle a voulu s’enfoncer un couteau dans le cœur, mais les côtes ont dévié la lame. Cette femme, c’est Geneviève Lhermitte, une Bruxelloise de 41 ans domiciliée à Nivelles. Elle vient d'égorger au couteau ses cinq enfants âgés de 3 à 15 ans, les attirant un à un à l'étage de la maison qu'elle occupe avec son mari et son beau-père.
A priori, aucune raison apparente ne peut expliquer son geste. Maison bourgeoise, enfants bien élevés, elle-même enseignante. On est loin des clichés liés aux infanticides, souvent perpétrés dans le quart-monde. Interrogée, la meurtrière de Yasmine (15 ans), Nora (12 ans), Myriam (10 ans), Mina (7 ans) et Mehdi (3 ans) tente plus tard de se justifier. Dépressive, sous traitement, elle les aurait simplement assassinés parce qu'elle n'avait pas le courage de se suicider sans eux. Un acte d'amour, en somme… Et la dépression, un beau coupable.
Curieux ménage à trois
Mais pour les enquêteurs, pour les médias et l'opinion horrifiés par l'affaire, l’explication ne s’avère rapidement pas suffisante. La suspicion rôde alors du côté de deux autres personnages: Bouchaïb Moqadem, le mari de Geneviève, et le docteur Michel Schaar, le père adoptif de celui-ci. Un homme qui a perdu sa femme et ses cinq enfants, un autre qui a perdu sa belle-fille et ses cinq quasi-petits-enfants. Deux victimes apparemment collatérales mais dont les profils alimenteront tous les fantasmes. Et que Geneviève charge de tous les maux.
A l'époque, quiconque suit l'affaire s'interroge sur ce curieux ménage à trois que formaient le couple Moqadem et le docteur Schaar, vivant depuis 17 ans sous le même toit dans une maison appartenant à ce dernier. On parle d'homosexualité, d’inceste voire de pédophilie. On fait de Schaar un démiurge démoniaque qui manipulait tout son petit monde. On suspecte Moqadem, d'origine marocaine, d'avoir basculé dans l'islamisme radical et voulu y plonger ses enfants. On hésite. Geneviève est-elle cinglée? Un monstre? Ou comme le défendra son avocat Me Magnée, juste une pauvre mère sous influence, prisonnière de son mari et de son beau-père, et qui n'a pas trouvé d'autre solution pour éviter le pire à ses enfants? Jugée responsable de ses actes - ce qui écarte la thèse du coup de folie - mais sans que son geste ne puisse être formellement expliqué, Geneviève est condamnée fin 2008 à la perpétuité. Depuis, elle purge sa peine à la prison de Forest.
Cinq années plus tard, que reste-t-il de ce quintuple infanticide? A Nivelles notamment, où nous nous sommes rendus, on sent les habitants encore terriblement touchés par l'affaire. Le procès a laissé un étrange goût d’inachevé. Certes, Geneviève Lhermitte a reconnu les faits, accepté son jugement. Mais elle s'est ensuite pourvue en Cassation. De quoi abîmer en partie son profil de victime qu’elle a développé lors du procès. Et quels rôles ont finalement joué le docteur Schaar et Moqadem? Peu importe la vérité judiciaire, chacun, dans son for intérieur, s'est sans doute forgé une opinion.
Surprise et stupeur
Joachim Lafosse, le réalisateur belge du film qui s'est largement inspiré de l'affaire a, lui aussi, son opinion. Présenté mardi Cannes, en attendant une sortie en salles dès ce 30 mai, A perdre la raison permettra à chaque spectateur de confronter sa thèse à la sienne. Une sortie qui, peut-être, réactivera aussi la polémique. Quand, en 2010, ce jeune metteur en scène annonce officiellement la prochaine réalisation d’un film tiré du drame de Nivelles, c'est en effet la surprise, parfois la stupeur. Le fait divers est par beaucoup jugé trop frais dans les esprits, trop douloureux pour les proches, pour autoriser une adaptation cinématographique.
Surtout, les parties civiles, échaudées par les diverses théories énoncées lors du procès, n’entendent pas se voir, à nouveau, exposées. Le docteur Schaar attaque en justice producteurs, réalisateur, acteurs (à l’époque, on parle de Pierre Arditi puis de Gérard Depardieu pour jouer son rôle). L'avocat de Lhermitte qualifie de scandaleuse "cette récupération mercantile d'un drame épouvantable". La ministre de la Culture Fadila Laanan doit elle-même monter au créneau pour défendre l’octroi de subsides accordés pour la réalisation de ce film.
Fallait-il tourner ce film? Joachim Lafosse s’en explique p. ??. Aujourd’hui, malgré ces péripéties, l'objet est là, terminé. Nous l'avons vu. D'une puissance, d'une tension exceptionnelles, il nous replonge dans une histoire dont, aujourd'hui encore, on se refuse à accepter l'inévitable fin. Certes, le récit a été un peu aménagé. Comme le présentent prudemment ses géniteurs, il ne s'agit là que d'un scénario "librement inspiré" – comment prétendre à autre chose quand aucune partie proche des faits n’a été rencontrée? Mais tout de même très très inspiré.
Fantastique Emilie Dequenne
Pour jouer Geneviève Lhermitte (Murielle dans le film), Lafosse a fait appel à la Belge Emilie Dequenne, la Rosetta des frères Dardenne, qui poursuit en France une carrière toujours riche de très beaux rôles. Celui-ci fera date. Elle y est fantastique. A ses côtés, l’acteur français Tahar Rahim. Ce tout aussi jeune trentenaire découvert au cinéma dans Un prophète, de Jacques Audiard, y joue Mounir, le mari de Murielle. Comme dans la "vraie" vie de Bouchaïb Moqadem, il est d’origine maghrébine. Comme dans la "vraie" vie du docteur Schaar, Mounir a été adopté ado par un certain docteur Pinget (joué par Niels Arestrup). Et comme dans la "vraie" vie, tout ce petit monde vit curieusement sous le même toit, avec quatre (et non cinq) jeunes enfants. Le film, forcément, divisera. Il attirera peut-être des voyeurs, mais aussi des voisins, des amis, des membres de la famille Schaar, Moqadem ou Lhermitte. Et peut-être eux trois, un jour.
Offrira-t-il pour autant, enfin, une réponse satisfaisante à la question du "pourquoi"? Pas sûr.
"Moi, je ne comprends toujours pas, nous expliquait Emilie Dequenne avant de partir pour Cannes. On est toujours maître de son destin. Cette femme a refusé de choisir et s'est laissé enfermer. C'est trop facile. Dans la vie, il faut parfois se faire violence. Que ce soit Geneviève ou Murielle, elles pouvaient quitter la maison, divorcer. Or, elles sont dans une totale soumission, presque dans une autre époque." Une autre époque, vraiment?