
Il y a 15 ans, Marc Dutroux

L'angle: Estompez, y a rien à voir
Le 13 août 1996, Marc Dutroux, soupçonné de l'enlèvement de la jeune Laetitia Delhez, révèle: "Je vais vous donner deux filles" et frappe les trois coups du plus grand scandale judiciaire de l'histoire de ce pays. Car après la découverte de Laetitia et Sabine Dardenne, vivantes, ce sont les corps de Julie et Melissa qui sont identifiés. Puis ceux de An et Eefje.
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Eberluée, la Belgique prend acte de l'existence de "monstres" qu'une enquête mal menée a autorisés à tuer quatre fois, si pas plus. La piste du grand réseau est évoquée qui impliquerait de puissants notables. On arrête des suspects à tour de bras, relâchés parfois presque aussi vite. Une commission parlementaire est ouverte, retransmise en direct à la télévision. L'opinion fait sienne des termes aussi mystérieux que "dysfonctionnement" ou "estompement de la norme".
Quinze ans plus tard, que reste-t-il de l'affaire? Trois personnes en taule (pour longtemps?), des milliers d'articles de presse, des dizaines de livres, une réforme des polices, la création de Child Focus, mais aussi un patronyme maudit à jamais et une tache indélébile dans la réputation de ce pays. Sur le scandale Dutroux, certains se sont taillé une carrière, d'autres y ont perdu leur honneur. Mais personne, personne, n'a encore réussi à oublier...
Ce que vous ne lirez pas dans le magazine
Marc Dutroux
Le sous-Juif
Condamné en 2004 à la réclusion à perpétuité et à une peine de dix années de mise à la disposition du gouvernement, il purge sa peine à laprison de Nivelles après avoir transité par Arlon et Ittre. Il aura 55 ans en novembre. Soumis à un régime de surveillance strict, il se plaint régulièrement de ses conditions d'incarcération: "Je suis ici un sous-Juif, un sous-Dreyfus. Je survis", écrivait-il à une journaliste en 2010.
Michelle Martin
La sœur manquée
L'ancienne institutrice de 51 ans a été condamnée à trente années de réclusion. Depuis 2009, elle demande sa liberté conditionnelle chaque année. Liberté qu'elle a failli obtenir enmai, prévoyant de s’abriter dans un monastère en France. Face au refus dudit monastère, Michelle Martin est restée en prison. Le tribunal d'application des peines devrait réexaminer son dossier le 30 août prochain.
Michel Lelièvre
Le protestant
Condamné à 25 ans de réclusion, le complice de Marc Dutroux est aujourd'hui âgé de 40 ans, et purge sa peine à la prison d'Ittre. Jusqu'à maintenant, ses demandes de libération conditionnelle ont été refusées. Il a même été condamné à 6 mois de prison supplémentaires en 2008 pour possession de stupéfiants au sein de la prison. Michel Lelièvre révélait l'an dernier s'être converti au protestantisme.
Regina Louf ou XI
La cavalière
Elle fut la plus célèbre des témoins "X", quialimentèrent longtemps la thèse du grand réseau pédophile. Agée aujourd'hui de 42 ans, elle vit avec son mari etses quatre enfants dans la banlieue de Gand. Elle donne des cours d'équitation et tient une pension pour chiens et chats. Aux dernières nouvelles, son propre dossier d’abus sexuels dont elle a été victime est toujours pendant au parquet de Gand. Sur l'affaire Dutroux, elle estime ne jamais avoir menti. Ce serait ses paroles qui auraient été mal interprétées.
Les comités blancs
La fin d'une utopie
Créés dans la foulée de la Marche blanche, ces collectifs de citoyens désirant un "changement" ont atteint en 1997 le nombre de 130, surtout en Belgique francophone. Sans structure définie, ils ont très vite périclité. En 2004, on n'en répertoriait officiellement plus que... sept. Un "observatoire citoyen" est toujours actif sur le Net, qui sert de relais aux idées et principes généraux du mouvement.
L'institut Abrasax
Anubis est mort
On croyait cette association sataniste de Jumet en cheville avec Dutroux, mais la piste se révéla sans fondement. Francis Desmedt, alias le grand maître Anubis, est décédé en 2006. Son institut a été dissous et repris par un "cercle Abrasax" qui dispense toujours des cours d'occultisme.
Le Dolo
Des orgies au snack
Le célèbre café de la rue Philippe Baucq à Etterbeek, où se seraient déroulées les pires dérives orgiaques, était abandonné depuis longtemps. Il est en cours de transformation en snack, et devrait rouvrir en 2012.
Nos interviews complètes
Marc Verwilghen
"Si c'était à refaire, je recommencerais"
L'ex-président de la commission Dutroux a disparu des écrans radars de la politique. Normal: il ne s'est pas représenté aux élections législatives de 2010 et a quitté ses fonctions de conseiller communal à Knokke pour reprendre ses activités d'avocats, aux côtés de son fils, dans la commune balnéaire. Simple sénateur à partir de 2007, il a, auparavant, connu une carrière ministérielle contrastée. D'abord à la Justice, où le mène son immense popularité due à son image de "chevalier blanc", où il sera vite décrié et décrit comme "le plus mauvais ministre de la Justice que la Belgique ait connue", puis à la Coopération au développement et, enfin, à l'Economie. C'est sans regrets qu'il regarde son parcours: "Si c'était à refaire, je recommencerais. il y a eu des moments difficiles mais aussi d'autres très enrichissants".
Sa grande satisfaction reste la première commission Dutroux dont les recommandations ont menées à la réforme des polices et à une modernisation de l'appareil judiciaire. La deuxième commission, chargée d'enquêter sur les protections éventuelles dont aurait bénéficié Marc Dutroux, lui laisse, parcontre, un goût plus amer en bouche: "On nous a rendu le travail impossible. Les éléments nécessaires ne nous parvenaient plus comme avant." Pour autant, Marc Verwilghen évite de parler de "grand complot", il trouve plutôt des explications rationnelles: dispute entre pouvoirs - "nous touchions probablement de trop près au dossier judiciaire" - et crainte de s'embarquer dans un écheveau qui aurait reculé d'autant plus un procès attendu par la population. "Une fois Marc Dutroux jugé, certains ont estimé qu'il fallait tourner la page. On ne saura donc jamais si toutes les pistes ont vraiment été explorées jusqu'au bout." Voilà qui rassurera ses sympathisants: l'ex-ministre ne manie toujours pas la langue de bois.
Jean-Denis Lejeune
Reconstruction humanitaire
Pour les parents de Julie et Melissa, parler des "quinze ans de l'affaire Dutroux" n'a pas vraiment de sens. "Nous pensons plutôt des seize ans depuis la disparition des petites", rectifie Jean-Denis Lejeune. Seize ans durant lesquels l'homme s'est reconstruit à travers différents projets. Il y a d'abord eu la création de Child Focus. En 2005, suite à des différends avec la nouvelle direction, il rejoint la délégation générale aux droits de l'enfant pour s'occuper de sa communication et des projets. En mai 2010, nouvelle destination: le CDH pour s'occuper des aspects humanitaires internationaux. Un virus humanitaire qu'il contracte lors de son passage à la délégation générale via la réalisation de projets avec des jeunes en Afrique. Depuis 2008, à titre privé et comme bénévole, il préside l'asbl Objectif Ô qui se donne comme mission de procurer de l'eau potable aux populations qui en manquent cruellement.
En repensant aux semaines suivant le mois d'août 1996, lorsque accompagné des époux Russo et de Victor Hissel, il avait secoué le cocotier des polices et de la justice belge, Jean-Denis Lejeune n'a qu'un regret: "Sion devait recommencer, on le ferait dix fois plus fort! On a fait pression sur les magistrats et la police en montrant du doigt leurs dysfonctionnements, et en sensibilisant la population et les partis politiques, mais c'était encore insuffisant. Notre objectif était d'apporter une solution à toutes les injustices et inégalités créées par un système qui avait des lacunes. Cela a évolué mais il reste un énorme travail à faire du côté de la Justice. Le système judiciaire est encore perfectible pour ce qui est du droit des victimes. Je pense, notamment, aux énormes frais de justice et d'avocat." Quant à son opinion sur l'enquête, elle n'a pas bougé d'un iota: "On a toujours dit qu'on estimait que le travail n'avait pas été mené jusqu'au bout. C'est toujours d'actualité."
Me Julien Pierre
Avocat du Diable
L’avocat liégeois exerce toujours la même profession. L’affaire Dutroux, il avoue ne plus y penser que très rarement, « à l’occasion, par exemple, des tribulations autour de la libération conditionnelle de Mme. Martin ou des ennuis de mon ami Victor Hissel. Il y avait beaucoup de pression et il avait un rôle plus difficile que le mien, il a dû affronter et dénoncer un système. Peut-être ces années-là ont-elles joué un rôle dans le fait qu’il ait perdu pied plus tard. Je ressens beaucoup d’empathie pour lui. »
Il y a tout de même des souvenirs que l’on n’efface pas : l’agression de sa fille Marlène, les coups de fil anonymes et nocturnes à sa mère ou, plus anecdotique, les quelques fois où la façade de son cabinet a été barbouillée, le contraignant finalement à déménager. « J’ai été marqué par l’émoi qui s’est emparé de la population. L’aspect rationnel est passé au second plan et certaines personnes se sont laissées aller à des comportements fous dont moi et mes proches avons parfois été les victimes », résume-t-il. « Mais quinze ans après, je le vois comme une expérience professionnelle et humaine enrichissante qui m’a sans doute donné une aptitude à prendre plus facilement du recul. Je gère mes affaires de manière plus sereine parce que je me dis que j’ai connu pire. »
Sur le plan professionnel, il ne pense pas que l’affaire lui a porté préjudice : « Je n’ai pas perdu de clients mais, durant quelques années, cela a certainement empêché certaines personnes de venir chez moi. Je parlerais donc de stagnation et pas de recul. Puis, le temps a fait son œuvre et l’effet négatif s’est estompé. » Et s’il était à nouveau sollicité pour un dossier de même ampleur, l’avocat n’hésiterait sans doute pas beaucoup à dire oui, pour peu qu’il puisse travailler à ses conditions. « Mais, affectivement, je préfèrerais défendre des victimes. C’est un domaine dans lequel il y a encore beaucoup de belles et nobles batailles à livrer. »
Georges Zicot "Cela m'a détruit"
Dès l'ouverture de l'instruction, les enquêteurs tombent à bras raccourci sur Georges Zicot, inspecteur à Charleroi. Le lien? Une enquête sur le vol d'un camion confiée à Zicot et où apparaît le nom de Marc Dutroux et de Gérard Pinon, indicateur du policier. Dans l'hystérie du moment, le flic devient illico le "protecteur de Dutroux". Emprisonné un mois, il sera ensuite complètement blanchi par la justice. Lecommissaire de 60 ans n'en est toujours pas remis.
Si je vous dit "Affaire Dutroux", vous me dites?
Georges Zicot - Un énorme gâchis humain qui a détruit des gens inutilement. Dont moi. J'en suis toujours malade nerveusement. Même réhabilité, être qualifié de "protecteur de Dutroux" laisse des traces indélébiles. Je ne connaissais ni l'affaire, ni Dutroux. Le procureur Bourlet en tête et ses enquêteurs opportunistes se sont conduits en chasseurs de prime. C'était une enquête de fous!
Policier endurci, n'étiez-vous pas mieux armé pour traverser cette tempête?
Vous rigolez!? Vous imaginez ce que c'est d'être un flic jeté en tôle pendant 35 jours, qualifié de ripoux, de complice d'un kidnappeur pédophile, et entouré d'autres détenus qu'il a lui-même arrêté!?
Votre vie en a été brisée ?
Totalement. Cela a bloqué ma carrière. J'ai été mis sur la touche, déplacé plus de cinq ans à Bruxelles, avant de revenir à Charleroi comme commissaire. Côté privé, certains se sont détournés et beaucoup de gens m'associent toujours à l'affaire. D'autres me confondent même avec René Michaux. Le plus moche cela a été pour ma famille et mes proches.
Quel est le moment qui vous a le plus marqué?
La prison et surtout mon arrestation à domicile. J'en fais encore des cauchemars. Vous savez, j'ai une gamine autiste qui à cetteoccasion a été tapée au sol avec une arme sur la tempe. Elle non plus n'a pas oublié cette opération commando. Ils étaient une quarantaine pour venir m'arrêter. Deux auraient suffi, je les aurais suivi. Nooon!, il fallait faire du cinéma et que ça mousse devant la presse.
Qu'est-ce qui pourrait aujourd'hui vous soulager par rapport à ce passé douloureux?
Matériellement, qu'on m'indemnise. Une action est en cours contre l'Etat. Moralement, les victimes collatérales innocentes de l'affaire Dutroux auraient mérité des excuses. En France, le président de la république et le ministre de la justice ont présentés leurs excuses après l'affaire d'Outrault. Ici rien. Personne ne s'est remis en question, ni les magistrats ni les politiciens ni certains policiers.
Nathalie de T'Serclaes: "La cache de Marcinelle me hante encore"
La comtesse étiquetée PSC a été un des visages politiques propulsés en une des médias comme membre de la commission Dutroux dont la RTBF retransmettra les travaux. C'est aussi via la télé qu'elle prit l'affaire en pleine poire. "J'étais en vacances aux Etats-Unis avec mes enfants quand j'ai vu défiler sur l'écran de CNN l'info en août 96. Dutroux, les corps de Julie et Mélissa, etc. A mon retour, j'ai été directement prise dans le tourbillon. En tant que membre de la Commission de la Justice, j'ai automatiquement été bombardée membre et rapporteur de la Commission Dutroux." se souvient l'ex-parlementaire.
Sans regret. Au contraire. "Cela a été une chance pour moi et ma vie politique. A mon grand étonnement, des gens me reconnaissent encore aujourd'hui dans la rue en lien avec ma présence dans la Commission Dutroux. Cela a eu un impact fou. J'ai vécu de l'intérieur un moment exceptionnel de notre Histoire, certes épouvantable, mais tellement enrichissant. J'ai vu avec de nouveaux yeux, la justice et la police, les deux piliers remis en question. Ce qui m'a le plus frappé c'est comment les citoyens s'impliquaient dans cette enquête. Ils nous interpellaient dans la rue pour qu'on porte leur parole."
Nathalie de T'Serclaes n'a pas non plus oublié les momentsparticulièrement difficiles. "Je suis restée profondément marquée par la visite de la cache de Marcinelle. C'est la vision qui me hante le plus. Horrible. Inimaginable. Mais en séance aussi, cela n'a jamais été simple. Par exemple, la présence très fréquente des parents comme spectateurs des travaux de la commission était très lourde à porter. On les sentait dans notre dos, on les voyait très marqués, on pensait à ce qu'ils enduraient tout en essayant de garder la tête froide."
Encore simple conseillère communale MCC à Uccle mais recyclée dans des ASBL sociales, la sexagénaire aime rappeler qu'elle a obtenu dans la foulée de donner une assise constitutionnelle aux droits de l'enfant alors que "d'autres collègues sont très vite passés à autre chose". "15 ans déjà? Pfff" soupire-t-elle avant de conclure: "Vous savez, chaque début août depuis 1996 j'y repense".