Jean Quatremer:"Belges, Indignez-vous!"

Le journaliste français Jean Quatremer tire une nouvelle fois à boulets rouges sur la société belge. Et s'il avait un peu raison?

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C'est un feuilleton. "Quatremer et nos quatre vérités". Il y a un an, dans "Bruxelles, pas belle", le journaliste de Libération basé à Bruxelles Jean Quatremer flinguait l’urbanisme bruxellois. Plus récemment, dans "Bruxelles pas belle, Bruxelles bruyante", voilà qu'il dénonçait le survol de sa capitale. Et dans 24h01, une revue belge, le même envoie une salve d’artillerie. Du lourd. En cause: le "compromis à la belge", les institutions, les partis, les médias. Rencontre avec ce trublion expatrié du journalisme français qui semble adorer nous détester.

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C’est maintenant toute la société belge qui en prend pour son grade… On peut se demander pourquoi vous y restez depuis 20 ans…

Jean Quatremer - Au moment de la publication de "Bruxelles, pas belle", il y a un an, j’ai découvert, avec étonnement, que pour certains Bruxellois, en particulier les autorités politiques, les journalistes européens en poste dans ce pays devraient avoir la décence de se taire, car on ne critique pas son pays d’accueil. Certains élus, comme Fadila Lanaan, m’ont même conseillé "d’aller voir ailleurs si l’herbe n’était pas plus verte", bref de la fermer sous peine d’expulsion. Ce qui leur échappe, c’est que, pour la grande majorité des Européens, Bruxelles n’est pas un choix. Ils ne sont pas là pour immigrer ou pour cacher leur argent, mais parce que c’est ici que se trouvent les institutions communautaires. Et sans elles, Bruxelles perdrait 15 % de son PIB et entre 100.000 et 200.000 de ses habitants. Ce public "captif" n’a pas à s’excuser d’être là.

Vous n’y allez pas un peu fort, tout de même?

J.Q. - Mais, c’est la Belgique qui s’est battue pour accueillir la capitale de l’Union et qui se bat encore pour rapatrier l’ensemble du Parlement à Bruxelles! Ça lui donne des obligations à l’égard des Européens qui y vivent "à l’insu de leur plein gré". Les Européens ont le droit de trouver que la ville est un chaos urbanistique, qu’elle est sale, qu’elle est saturée de voitures, qu’elle est survolée par des avions, etc., etc. Ils ont le droit d’exiger une ville propre, agréable, moins polluée, car ils sont ici chez eux, autant que les Belges.

Dans votre dernier article, vous vous lâchez sur le monde politique, pas de quoi calmer Fadila Lanaan et ses collègues…

J.Q. - Les réactions des politiques à mon article sur Bruxelles ont alimenté ma réflexion sur cette incapacité belge - je dirais même belge francophone - de s’indigner, de se révolter. Tout se passe comme si on avait peur que la confrontation, le débat mène au conflit, à la violence. Tout est donc contenu, comme si on promenait un éléphant dans un magasin de porcelaine. On m'a demandé quel regard je portais sur la campagne électorale. Or, encore une fois, la Belgique francophone refuse de voir ce qui va se produire, que le pays va davantage s’évaporer, que la Flandre veut se débarrasser de la Wallonie socialiste qu’elle ne supporte plus. Il faut lire les journaux francophones pour le croire: Elio Di Rupo aurait "pacifié" le pays comme on nous expliquait en 2010 que la N-VA et le PS allaient gouverner ensemble, consensus à la belge oblige. La méthode Coué à ce niveau, ça en devient gênant.

D’où nous viendrait cette incapacité à regarder la vérité en face?

J.Q. - Le mode de scrutin proportionnel y est pour beaucoup. Comme il faut à peu près que tous les partis participent à une coalition pour former une majorité, il n’y a donc aucun parti d’opposition. Et même lorsqu’il y en a un, la complexité du modèle institutionnel fait qu'il est de toute façon associé au pouvoir dans une autre entité. Ça limite les possibilité de débat... Comment voulez-vous que, dans de telles conditions, on s’affronte réellement, en dehors des périodes électorales. Le débat politique à la française ou à la britannique n’existe quasiment pas en Belgique.

La France est-elle un meilleur modèle? Depuis deux ans, on n’a pas l’impression d’assister à une politique qui tranche…

J.Q. - Ce n’est pas parce que je critique un pays que je dis que le mien est parfait. Je refuse que ma nationalité me soit à chaque fois opposée, ce que vous n’oseriez pas faire avec un journaliste d’origine africaine, par exemple. Je ne prends pas plus de gants avec la France qu’avec l’Allemagne ou la Belgique. L’Hexagone n'est pas parfait, c'est le moins que l'on puisse dire, mais on s'y indigne et l’indignation, c’est le ferment de la révolte et de la révolution.

Et pas en Belgique?

J.Q. - Mais non! A part à de très rares exceptions! Dans les années 90, de nombreux articles de presse relataient des disparitions d'enfants, mais sans que personne ne s’en émeuve outre mesure alors qu’en France cela faisait, au même moment, la une des journaux télévisés. J’ai posé la question à des journalistes belges qui m’ont dit que j’exagérais. Pourtant, cela aurait dû motiver une enquête, au moins journalistique: pourquoi ces disparitions n’étaient jamais élucidées? Que faisaient la police et la justice? J’ai même proposé à mon journal d’écrire un papier sur "le pays où les enfants disparaissent dans l’indifférence générale". C’était quelques semaines avant que n’éclate l’affaire Dutroux. Et là, enfin, les gens se sont indignés puis révoltés et une réforme de la police a été décidée. Même chose pour la mafia des hormones, même chose pour le poulet à la dioxine…

Cet "unanimisme" politique aurait fini par déteindre sur toute la population?

J.Q. - L’absence de débat, le consensus mou généré par le système électoral, la peur d’alimenter le séparatisme en allant au contact frontal ont anesthésié le sentiment d’indignation. Même la presse est d’une rare prudence ici. Il y a une forme "d’aquoibonisme" qui s’est imposé: à quoi bon râler, puisque rien ne va changer et que le système politique s’autoentretient et s’autoprotège. Les exemples de cette apathie sont nombreux, comme si l’affaire Dutroux n’avait rien appris à personne. Par exemple, le nombre de bavures policières dans ce pays est effrayant. Il y en a ailleurs, bien évidemment, mais elles sont très rapidement sanctionnées au moins par une mise à pied le temps de l’enquête. Les policiers qui ont battu à mort un pauvre type dans un commissariat près d'Anvers ont-ils été jugés? Non. A la gare du Midi, des policiers ont pu tabasser des SDF en toute impunité durant des mois, voire des années. Et combien d'histoires de contrôles arbitraires qui dégénèrent? Un acteur primé d'un Magritte n'a-t-il pas été sauvagement menotté et plaqué au sol il y a quelques semaines en plein Bruxelles? On devrait faire la une des journaux, écrits et télévisés sur ces affaires, car elles menacent l’Etat de droit: la population doit-elle avoir peur de sa police?

Vous êtes lancé, là. D'autres exemples?

J.Q. - Trouvez-vous normal qu'un ministre balance des informations infamantes à la presse sur une mineure afin que son fils soit perçu non comme un acteur mais comme une victime d'une partouze impliquant des adolescents consentants? Tout le monde connaît son nom, il circule sur le Net, mais personne n’ose le dire. Et le survol de Bruxelles? Chut, il ne faudrait surtout pas secouer l'arbre empoisonné de la discorde communautaire...

En fait, notre pays vous passionne...

J.Q. - Oui, c’est un pays fascinant. Une Union Européenne en miniature: même type de scrutin, même type de conflit Nord-Sud. Et, finalement, même forme d'apathie: regardez l'attitude de l'Europe vis-à-vis de l'Ukraine...

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