
La rentrée des profs

A l'école de la Sainte-Famille de Schaerbeek, les couloirs sont quasi déserts, mais ils embaument déjà le café et le papier chaud juste sorti de la photocopieuse. Pas de doute, ça sent la rentrée. C'est là, à l'étage, dans une salle de classe tapissée d'affiches colorées, que l'on retrouve Abdelhak Chenouili et Bernard Fréteur. A 26 ans, le premier, prof de maths et de sciences économiques, entamera dans quelques jours sa troisième rentrée. Le second n'aura pas besoin de mettre son réveil lundi matin. Pour la quatrième fois, cet ancien prof de gym de 58 ans, reconverti en thérapeute corporel, observera de loin cette rentrée qu'il a connue pendant trente ans. Trente ans, c'est aussi le temps qui sépare les premiers pas de Bernard et d'Abdelhak dans la profession. Autour d'un banc d'école, les deux générations croisent leur regard sur un métier qui a bien changé.
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A quelques jours de la reprise, c'est le stress pour les profs?
Abdelhak Chenouili - Moi je suis surtout impatient. J'ai hâte de retrouver mes élèves, de voir comment ils ont grandi en deux mois. Mais ce qui me préoccupe le plus, c'est la cohésion dans la classe. Je me retrouve face à ces 20 élèves et je me demande: est-ce que je vais réussir à tenir le groupe?
Bernard Fréteur - C'est marrant, quand je me souviens de mes premières rentrées, mon souci n'était pas du tout le même. Le stress, c'était de mener les élèves le plus loin possible dans le cursus. Etre productif, quoi! Aujourd'hui, on est dans la consommation. Il faut que ce que l'on enseigne soit utile. Il est révolu, le temps où on donnait son cours, on suivait le programme et basta. On a vraiment affaire à un autre public.
Vous voulez dire que les jeunes sont moins motivés qu'avant?
B.F. - Ils ne sont pas moins bien ou mieux qu'avant, mais ils savent que le diplôme n'est plus l'ascenseur social. Du coup, il faut que ce qu'on leur enseigne ait un intérêt pour eux, sinon ils s'en foutent. J'avais organisé une course d'orientation, une fois. Certains élèves ne savaient même pas où était la Grand-Place de Bruxelles! Ils sont arrivés en retard, ils traînaient la patte. C'était dur. Notre enjeu, c'est de s'adapter à leur motivation. On évalue de moins en moins les jeunes sur la matière. Aujourd'hui, on teste plutôt leurs compétences via des projets. C'est ça le jeune d'aujourd'hui: il veut apprendre à se débrouiller et non pas s'encombrer de connaissances qu'il juge inutiles. On ne travaille plus à la mine, donc on ne peut plus motiver les élèves à bosser pour s'en sortir.
A.C. - Quand j'enseigne les sciences économiques, ça passe tout seul parce que c'est concret. Par contre, donner un cours de maths, c'est la galère. Je dois y mettre une sacrée charge émotionnelle, je dois expliquer aux élèves à quoi ça sert dans le quotidien.
Sont-ils plus revendicateurs?
A.C. - Oh oui! Un jour d'interro, j'arrive dans une classe de troisième et je les trouve étrangement calmes. Et là, je vois une feuille sur le bureau, sur laquelle il était écrit: "Nous estimons que nous ne sommes pas assez compétents pour passer une interrogation, veuillez donc reporter votre interrogation à une date ultérieure que nous prévoirons." Et ils avaient tous signé, comme une pétition. Ça m'a tellement fait rire qu'ils m'ont acquis et que j'ai reporté l'interro au cours suivant.
B.F. - Ils n'hésitent plus à contester l'autorité.
Quand j'ai commencé à enseigner, c'était le mot du professeur qui faisait foi. Et puis, avec l'évolution de la société, on a donné de plus en plus de droits aux jeunes, en oubliant parfois d'insister aussi sur leurs devoirs. Dans les années nonante et au début des années 2000, on a été confrontés à la violence à cause de ce laisser-aller. La solution dans cette école a été l'invention de "l'école citoyenne". Chaque classe élit un représentant pour participer à un conseil des élèves et établir une charte de "bien vivre ensemble" qui supplante le règlement d'ordre intérieur. Depuis, ça va beaucoup mieux.
Sur le plan de la discipline, le changement a été radical...
B.F. - Quand j'étais enfant, on nous faisait mettre les mains sur la table et on tapait avec une règle. Quand je suis devenu prof, c'était plutôt l'époque des punitions idiotes, comme les retenues ou la copie de textes. Et aujourd'hui, on est condamnés si on est trop sévères! Un de mes collègues avait injurié un élève, et tous les autres élèves maghrébins ont pris parti. Le prof a dû quitter l'école et a eu les pires ennuis.
A.C. - On n'utilise même plus le mot punition. A la place, on dit réparation. Par exemple, un élève qui avait blessé un autre en lui lançant un pétard dessus a dû passer une journée avec les pompiers pour qu'on lui explique les risques de son geste. La publicité de la réparation, c'est une sacrée pression pour lui. Il m'est déjà arrivé de mettre un élève à la porte, mais seulement parce que je sentais qu'il allait exploser. Sinon, on met une remarque dans le journal de classe à faire signer aux parents, mais ça n'a pas beaucoup d'effet.
Parce que l'autorité parentale ne fonctionne plus?
B.F. - Les parents ont tendance à défendre leur enfant face au professeur. Avant, ils faisaient confiance à l'école et attendaient d'elle qu'elle soit très stricte avec leurs enfants, en nous disant même qu'on pouvait les frapper s'ils étaient ingérables! Les enfants avaient peur. Aujourd'hui, c'est eux-mêmes qui nous menacent. Un jour, un élève furibard m'a dit qu'il allait chercher son frère pour me casser la figure. Pas de chance pour lui, son frère était un de mes anciens élèves. Quand il m'a vu, le grand a obligé le petit à s'excuser et m'a demandé de lui donner une punition!
On entend souvent les professeurs dire que c'est un métier de plus en plus difficile. Vrai ou faux?
B.F. - Vrai. Pour être prof aujourd'hui, il faut beaucoup plus de qualités qu'avant. La cellule familiale n'est plus aussi forte que par le passé. Par conséquent, on est non seulement éducateur, mais aussi psychologue, parent, travailleur social… Dans la formation, les jeunes enseignants aujourd'hui ont des cours pour apprendre à aborder le jeune, à dialoguer avec lui. C'était impensable à mon époque! On a été obligés de remettre en question nos règlements et nos méthodes, notamment à cause de l'immigration. On ne disait rien à une petite Belge qui s'amenait à l'école en minijupe, mais on empêchait une petite Marocaine de porter le voile. Je me souviens des longues heures de réflexion qu'on a eues sur ces sujets dans les réunions de professeurs! C'est comme ça par exemple que le cours de religion est devenu cours des religions, ou que l'on a commencé à évaluer le niveau de français dans toutes les branches, pas seulement au cours de français. Et puis, avec l'arrivée du GSM et d'Internet, on a aussi dû se poser des questions sur la manière de réformer notre système d'enseignement. Et croyez-moi, toutes ces évolutions ont perturbé de nombreux enseignants de mon âge.
C'est pour cela que 62 % des enseignants du secondaire abandonnent après 5 ans de carrière?
A.C. - Très honnêtement, je ne sais pas si je vais rester 5 ans! Ça me plaît beaucoup, mais c'est un boulot très prenant, et malheureusement le salaire ne suit pas. Si je travaillais en entreprise, je gagnerais au moins 500 € de plus par mois. Et puis, le métier d'enseignant est très dévalorisé. Une élève m'a dit un jour: "Monsieur, vous vouliez faire quoi avant d'être prof?" (rires). Tout est dit!
Vieil enseignant ou jeune prof, ça change quoi?
A.C. - Les élèves viennent plus facilement me parler. Et moi, je comprends mieux leurs préoccupations. Je repère vite leurs petits problèmes amoureux, par exemple, ou je cerne mieux les réalités derrière les excuses bidon qu'ils utilisent pour justifier une absence. Je suis très fort dans le côté affectif. En revanche, j'ai plus de mal que mes collègues plus âgés à me déconnecter de l'école. Je vais souvent leur demander conseil pour prendre des décisions importantes, car je n'ai pas encore le recul nécessaire.
B.F. - C'est un métier très usant. Ce n'est pas pour rien qu'on nous permet d'être pensionnés à 55 ans. Avec l'âge, on se déconnecte des jeunes. L'écart générationnel s'agrandit, les référents sont différents. C'est le signe qu'il faut laisser la place aux autres!
Ces profs de "seconde carrière"
Le professeur de vos enfants a presque 40 ans et en est seulement à ses premières années d'enseignement? Le phénomène est moins rare qu'on ne pourrait le croire: Véronique Plas, 38 ans, a choisi de retourner à l'école pour une seconde carrière.
Elle entamera sa première rentrée en tant qu'institutrice le 3 septembre prochain. Auparavant, elle a longtemps évolué dans le domaine de l'aide à la clientèle, mais après une mise au chômage forcée il y a trois ans, elle a opté pour le changement. Son choix était clair; c'était l'enseignement en école primaire ou rien: "J'ai fait une sorte de bilan de la vie écoulée et après avoir fait ce que tout le monde attendait de moi, je me suis dit qu'il était temps de faire ce dont moi j'avais envie."
Mais avant, il lui a fallu intégrer une Ecole normale. Se retrouver sur les bancs de l'école avec des jeunes de presque la moitié de son âge aurait pu être étrange voire déstabilisant. Véronique dément: "C'est très enrichissant. Certains jeunes de vingt ans ont une super-maturité, sont motivés et croient en leur métier. De quoi vous donner foi en l'avenir." Et quitte à parler d'âge, elle n'a d'ailleurs jamais mis le sien en avant. Elle était là pour apprendre, comme eux.
Pour sa première rentrée, elle se dit stressée, mais pas trop: "En stage, on a toujours le maître de stage derrière soi en cas de problème, là on est vraiment livré à soi-même. Mais bon, le métier d'institutrice, c'est beaucoup d'improvisation et, en général, j'arrive à retomber sur mes pattes…" Véronique est ravie de ce changement. Elle invite d'ailleurs tous ceux qui hésitent à se lancer dans cette seconde carrière à le faire: "C'est le premier pas qui coûte. Une fois qu'on est dedans, on est embarqué. Et c'est une tout autre vie qui commence."