
"La sorcellerie, cela existe"

L'auteur
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L'Italien Tobie Nathan est docteur en psychologie et ethnopsychiatre. Philtre d’amour (Editions Odile Jacob, 220 p.) est son dernier livre.
Tobie Nathan n’a rien d’un charlatan. Professeur d’université, écrivain, ce docteur en psychologie et en lettres a tout du scientifique rationnel. Mais il est ethnopsychiatre. L'ethnopsychiatrie? Une branche de la médecine qui appréhende les désordres psychologiques du malade dans leur contexte culturel.De quoi permettre de développer une relation thérapeutique avec des patients parfois d'origine fort lointaine, qui ne partagent donc ni les univers de sens ni les grilles d’analyse du thérapeute. Un domaine passionnant, qui balaie régulièrement quelques piliers de la pensée occidentale, qu'on croit abusivement universelle.
Ainsi, dans son livre Philtre d’amour, cet universitaire distingué explique le fondement d'un état qu'on a tous partagé un jour: le quotidien amoureux. Selon Tobie Nathan, ce n’est peut-être pas un sourire, un regard, une démarche sensuelle qui vous a fait chavirer au détour d’un couloir de métro ou devant la machine à café du bureau. Non, si vous êtes amoureux, vous avez probablement fait l’objet d’une capture délibérée. D'un envoûtement, au sens littéral du terme. Sans rire...
Ainsi donc, en amour, nous serions tous des proies?
Tobie Nathan - Je ne parle pas d’amour, mais bien de passion amoureuse. Il s’agit de cet emportement, cette obnubilation par et pour une seule personne. La passion amoureuse, que les Grecs distinguaient parfaitement de l’amour, en l’appelant "Eros", cet état où l’on est complètement obsédé par quelqu’un.
Vous comparez cette passion à de la toxicomanie…
T.B. - Mais parce que ça ressemble à la toxicomanie et même biologiquement, ça ressemble à de la toxicomanie. Quand vous avez un plaisir intense, des endorphines se dégagent à l’intérieur de votre cerveau, une substance qui ressemble à de la morphine. Et quand vous n'en dégagez pas, cela vous manque, comme si vous étiez en manque de morphine. A une distinction près: quand vous prenez de la morphine, vous êtes soulagé, mais quand vous voyez votre amour passionné, ça suffit pas, vous êtes encore en manque…
Mais pourquoi cette passion amoureuse résulterait-elle d’une "capture"?
T.N. - Attention, je ne dis pas qu’une passion amoureuse est toujours le résultat d’une capture. Je dis que dans les autres civilisations, c’est-à-dire aussi chez nous jusqu’au XVIIIe siècle, on pense que ce type de passion amoureuse ne naît pas spontanément. Mais qu’il est provoqué. Par une action, des objets, des incantations, des prières. Je suis allé regarder ces techniques de près et je me suis rendu compte que même aujourd’hui, chez nous, eh bien, il en existait encore.
Chez nous, faire appel à un marabout ou à un sorcier apparaît comme étant insensé ou risible…
T.N. - Oui, tant qu’on n'en a pas besoin. Mais quand c'est le cas, ce regard un peu condescendant ou méprisant change.
On est déjà venu vous voir pour vous demander votre aide pour retrouver l’être aimé?
T.N. - Oui, oui. En tant que thérapeute, je suis habitué à rencontrer des gens qui me disent qu’ils souffrent, qu’ils sont tristes, qu’ils sont malheureux. "Elle m’a abandonné, est-ce que vous pouvez faire quelque chose pour moi?" Et puis de temps en temps, il y en a un qui dit: "Est-ce que vous savez la faire revenir?" Ou alors: "J’ai été capturée par un homme, est-ce que vous pourriez me débarrasser de cette capture?"
Comment fonctionnent ces techniques?
T.N. - Le principe est simple. On fabrique un objet et cet objet agit par lui-même. C'est souvent une chose, parfois une substance, par exemple un parfum. Il y a des règles à respecter: la première, c’est que le nom de la personne convoitée soit inscrit dans l’objet, le contenant pour un parfum ou un philtre. C’est un peu comme pour dire à l’objet: "Tu dois aller voir telle personne et rien qu’elle et tu lui fais ça". Chez les Grecs antiques, on a trouvé des milliers de bouts de poterie avec ce type d’inscriptions. Ils écrivaient sur un fragment de poterie le nom de la personne recherchée, ce qu’on attendait d’elle, et ils mettaient ça sur le passage de la personne convoitée. Le seuil de sa porte, par exemple. La personne marche dessus. Et la personne souffre tant qu’elle ne se soumet pas à vous… Dans toutes les cultures, à toutes les époques, ça fonctionne comme ça.
Et actuellement?
T.N. - Oh, en Afrique subsaharienne, c’est encore très vivace. Au Mali, par exemple, vous avez des villages entiers dont les rapports sociaux sont régis par des sorts relayés par des objets. En Asie, c’est également très courant, en Amérique du Sud aussi. Il n’y a pas si longtemps, j’ai reçu une femme qui se plaignait d’un envoûtement qu’elle aurait subi au Pérou. Une Française, la quarantaine, cadre supérieure, très fière de son indépendance. Une "femme libérée" comme on disait dans les années 80. Elle est venue me voir pour entériner le fait qu’elle avait bien été la victime d’un sort. Voilà l’histoire: elle part au Pérou et tombe éperdument amoureuse du guide qui l’accompagne. Un homme plus jeune. De retour à Paris, elle ne pense qu’à lui, de façon obsessionnelle. Il la recontacte. Il lui demande de l’argent pour, dit-il, soigner un parent malade.
C’est un chantage affectif?
T.N. - Oui, et elle n’est pas dupe! Mais elle se dit que c’est une forme de redistribution entre pays riche/pays pauvre. Donc elle paie. D'abord une fois, puis des sommes de plus en plus importantes pour des motifs de moins en moins crédibles. Bien que parfaitement consciente de la situation, elle ne peut s’empêcher de payer. Et retourne plusieurs fois là-bas. L’objet de sa passion lui demande alors autre chose que de l’argent: il veut des papiers, qu’elle l’épouse. C’est seulement là qu’elle a la force de refuser. Parce que l’attachement à son indépendance était plus fort que la magie dont elle faisait les frais. Elle confiera avoir, lors de ses séjours dans le village de son guide, marché sur des espèces de cailloux sur le seuil de certaines maisons. En fait, des objets de sort. Exactement comme ceux utilisés dans la Grèce antique…
Mais vous, vous y croyez vraiment?
T.N. - Evidemment, ça ne correspond pas à notre culture. Mais les principes qui sont en jeu, j’y crois. Car ce sont des bons principes. Attention, je ne parle pas de leur utilisation potentiellement maléfique, seulement des principes. Et qui sont: si vous voulez obtenir l’amour de quelqu’un, vous devez avoir confiance en vous et dans le fait que ça se produira. Vous devez le penser, avoir absolument identifié votre désir. Ça, c’est un des ingrédients. Et ça marche. Ensuite, il ne faut pas dire à la personne que vous la convoitez. Vous devez investir des gens ou des objets qui seront vos messagers. Ça aussi, je crois que c’est un bon principe. Et puis il faut attendre que la personne soit disponible. Mais ce n'est pas parce qu’elle le dit que c’est vrai. En fait, elle est généralement disponible, lorsqu’elle est émotivement bouleversée. Un deuil ou par exemple une grande nouvelle comme l’obtention d’un diplôme…
Avez-vous jamais utilisé de telles techniques pour améliorer votre vie amoureuse?
T.N. - Ah non, jamais. Du reste, le voudrais-je, ce serait impossible: un couteau ne se coupe pas lui-même.