
Le charme Sagan

Françoise Sagan a été très célèbre au moment où Philippe Bouvard était un journaliste branché. C'est dire si elle doit être démodée. Et pourtant… À l'heure des réseaux sociaux et des sites de rencontre, l'aura Sagan, son penchant à la légèreté et son obsession à décrire les déboires amoureux de personnages qui, pour régler leurs comptes, s'envoient des lettres et des télégrammes, sont là. Intacts. Un monde - pas si suranné, mais un peu vintage - à découvrir. De Frédéric Beigbeder à Sylvie Testud (dont on peut voir comment elle s'en est sortie dans le biopic de Diane Kurys jeudi sur Arte), en passant par Facebook (où elle a sa fan page) et Anne Berest (qui lui a récemment consacré un roman, Sagan 1954), la nouvelle génération fait flotter un parfum de hype sur l'œuvre de cette romancière qui se disait paresseuse et attaquait un nouveau livre lorsque son compte était à sec et qu'il fallait payer les impôts. Des livres qu'elle jugeait parfois bâclés ("C'est une honte d'avoir à travailler pour vivre") mais dont la musique - unique - vous entraîne sur la piste, dans un ballet gracieux et douloureux des plus nobles et des plus vils sentiments.
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On ne peut pas lire Sagan sans s'enivrer de ses mots et donc - comme elle - sans avoir envie de boire. Au moins du champagne. Une coupe. Deux. La bouteille entière. Lire Sagan, c'est se créer son propre carré VIP où l'on est bien ensemble - elle et nous et le défilé de créatures qui forment sa tribu romanesque, vedettes d'une œuvre dont les titres annoncent déjà la promesse de la mélancolie: Bonjour tristesse,Aimez-vous Brahms…,La chamade,Un peu de soleil dans l'eau froide,Des bleus à l'âme,Le lit défait… Une forme d'intimité que l'on retrouve avec beaucoup de tendresse dans Je ne renie rien, long entretien composé de mille et une interviews publiées entre 1954 et 1992 - parmi lesquelles certaines parues dans Moustique!
Dans la douceur de ce tête-à-tête inattendu, on entend la voix de Sagan confrontée à sa propre légende. Parfois agacée, parfois amusée par cette petite mythologie médiatique qui, après le succès monstre de Bonjour tristesse qui l'a rendue riche à 18 ans, a fait d'elle une bourgeoise insouciante. Jetant l'argent par les fenêtres, n'aimant que les gens de la nuit, les casinos, le whisky et la coke. Les belles américaines et les belles italiennes qui vrombissent et qu'elle conduit (n'importe quoi) pieds nus. Une sorte de désaxée haut de gamme souvent moquée, toujours poursuivie - sans être Brigitte Bardot, Françoise Sagan sait ce qu'est un paparazzi… "Oh! je sais: parler d'équilibre dans mon cas, il y a de quoi faire rire ou s'indigner des gens, dit-elle dans Je ne renie rien. L'équilibre pour moi, c'est se retrouver dans son lit, le soir, sans épouvante, et le matin sans découragement."
Une certaine élégance
Fille d'un industriel aisé, star de l'édition et, pour ses détracteurs, création publicitaire de Julliard qui, en 1954, accepte de publier Bonjour tristesse que le Tout-Paris s'empresse de qualifier de "roman scandale", Sagan dit avoir porté sa légende "comme une voilette". "L'image qu'on a donnée de moi pendant des années n'est pas forcément celle que j'aurais souhaitée, mais finalement elle était plus plaisante que d'autres. Tout compte fait, whisky, Ferrari, jeu, c'est une image plus distrayante que tricot, maison, économie… De toute manière j'aurais bien du mal à imposer celle-là." Plus loin, parce que Sagan n'est pas dupe d'elle-même: "Evidemment. J'aimais rouler vite, boire du whisky, vivre la nuit. Et j'ai goûté aux drogues".
Auteure mineure pour certains, romancière culte pour d'autres, elle finit sa vie ruinée, plus connue pour ses déboires avec le fisc et son penchant pour la drogue que pour ses livres qu'il est pourtant si doux de redécouvrir (lire encadré). Ces romans sans génie ("Je ne crois pas en avoir; du talent, oui, du génie, non"), mais dont certains restent irrésistibles, même s'ils ont souvent été mal traités et cotés comme de simples rédactions: "En Amérique, on fait des thèses sur moi, dit-elle dans Je ne renie rien; au Japon, j'ai des fan-clubs comme Mireille Mathieu; en Russie, on enseigne le français dans mes livres; alors qu'en France, on n'arrête pas de me donner des notes de conduite… Ça ne me rend pas amère, je trouve ça plutôt rigolo!"
Lucide, elle sait ce qu'elle vaut… "On a parlé de "clan" à mon sujet, explique-t-elle. Je n'ai pas de clan, je n'en ai jamais eu. J'ai simplement des amis. Certains que je connais depuis vingt ans, ou plus. Oh! ce n'est pas une cour pour autant… ils me traitent souvent très mal. Ils me disent des choses du genre: "Tiens! tu as encore écrit un petit livre?" Quelquefois, j'aimerais mieux avoir une cour de flatteurs qui me couvrent de fleurs… Ça me changerait."
Dans ces entretiens, il y a aussi les colères de Sagan - les plus violentes, c'est-à-dire proférées d'une voix un peu mieux articulée, portent sur la télévision ("une calamité", "un fléau lamentable") - et puis, son humour pince-sans-rire qui traduit une forme d'élégance. "Un jour, raconte-elle, j'étais dans un autobus, devant une dame en train de lire un de mes livres, et tout à coup elle s'est mise à bâiller. Visiblement, elle s'ennuyait, alors j'ai fui. J'ai quitté l'autobus en quatrième vitesse et je suis rentrée chez moi à pied, quatre stations!" Je ne renie rien est donc un livre très instructif qui fait la peau à la réputation de cette poule de luxe: oui, Sagan prenait le bus.
Deux classiques réédités en poches
Bonjour tristesse
Sagan a souvent dit qu'elle ne s'inspirait pas ou peu de sa vie pour imaginer ses romans. À 17 ans, lorsqu'elle écrit Bonjour tristesse, elle décide donc que ce seront ses romans qui influenceront sa vie. Car dans Bonjour tristesse, il y a déjà tout Sagan: Cannes, Saint-Tropez, les boîtes de nuit, la vitesse, les belles voitures, l'alcool, le charme discret de la bourgeoisie, les jeux narquois pour se sentir aimé(e) et les tentatives désespérées pour chasser la solitude. Livre phénomène paru en 1954 et marchepied sur lequel Sagan inaugure sa légende, Bonjour tristesse raconte la manigance dangereuse organisée par Cécile, bientôt 18 ans, pour éloigner la nouvelle maîtresse de son père qu'il a décidé d'épouser. Un quatuor sentimental où le petit ami de Cécile et l'ex de son père obéissent à la jeune fille dans une ronde perverse dont on taira l'issue… Malgré quelques maladresses, mais loin d'être naïf, le livre reste un classique de ce que on a appelé "la petite musique de Sagan".
> Pocket, 163 p.
Aimez-vous Brahms…
Si les personnages de Bonjour tristesse sont publicitaire (le père), créatrice de mode (la maîtresse), escort (l'ex), ceux de Aimez-vous Brahms…, publié en 1959, sont entrepreneur (Roger), décoratrice (Paule) et avocat (Simon). Des métiers qui ne sont pas innocents sur le théâtre de Sagan, précis à refléter un certain microcosme parisien. Ici, le trio entre dans une joute sentimentale où Paule, 39 ans, amoureuse de Roger mais délaissée par celui-ci qui, à la vie de couple, préfère les escapades avec des minettes apprenties starlettes, tente de résister aux assauts insistants de Simon, 25 ans. Paule va-t-elle céder au beau Simon qui, pour l'appâter, l'invite à un concert où il y a Brahms au programme? C'est l'enjeu de ce va-et-vient romanesque et cruel - portrait de femme, à la fois moderne et mélancolique.
> Pocket, 155 p.