
Les nouvelles figures de la peur

Notre expert
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Christophe Mincke est directeur du département de criminologie de l'INCC (Institut national de criminalistique et de criminologie).
Pour le criminologue Christophe Mincke, le phénomène de ces Zorros des temps modernes n'est ni spécialement inédit, ni particulièrement altruiste. Et il montrerait plutôt à quel point notre société mise désormais sur la seule répression.
Comment expliquez-vous que le sentiment d'insécurité dans la population se maintienne alors que les chiffres de la criminalité stagnent ou baissent?
Christophe Mincke - C'est classique. Le sentiment d'insécurité n'est en fait jamais vraiment corrélé à la réalité de la criminalité. Il est plutôt le symptôme d'un malaise social généralisé: peur pour son emploi, sa santé, son avenir. Mais en période de crispation, on se focalise sur des choses plus évidentes à formuler, comme la peur des étrangers ou, ici, sur l'idée que les criminels sont à nos portes.
Donc répondre par des mesures de répression de la délinquance n'y changera rien...
C.M. - Non, puisque ces mesures ne s'attaqueront pas aux véritables causes. D'ailleurs, il faut remarquer que la répression est devenue le mot d'ordre. La population carcérale a doublé en 30 ans, de nouveaux types de peines, tel le bracelet électronique, sont appliquées très intensivement. On a même eu tendance à alourdir les sanctions, voire créer de nouvelles infractions en réponse à certains phénomènes, comme les agressions à caractère homophobe ou le harcèlement des femmes en rue. Bref, dans ce régime de la circonstance aggravante, on punit plus de gens et plus sévèrement qu'auparavant. Et, logiquement, nous vivons désormais à une époque où l'on a tous tendance à regarder les problèmes de société par la lorgnette de la répression.
N'est-il pas paradoxal alors que ce soit dans une société de plus en plus répressive qu'on voie apparaître ce phénomène de justiciers?
C.M. - Ça ne l'est pas dans la mesure où l'on constate que la sévérité et le discours pro-répressif sont largement cautionnés par la population. Il n'y a plus aucune place pour des idées qui défendraient, par exemple, que les détenus soient libérés le plus tôt possible pour éviter les dégâts de la prison. Mais il faudrait aussi revenir sur ce mot de "phénomène" que vous employez. Je me pose la question: ces soi-disant néojusticiers sont-ils vraiment différents de ce que nous faisions enfants dans nos quartiers? A l'époque, une bande en attaquait une autre pour un simple regard de travers, on se donnait quelques coups, deux ou trois finissaient chez le médecin et on n'en parlait plus. On peut se demander si ces nouveaux "Zorros" ne sont pas simplement des gens qui veulent tâter un peu de la délinquance en se parant des atouts de la moralité.
Comment expliquez-vous le succès et la "viralité" de ces cas de vengeance personnelle?
C.M. - Leur large médiatisation répond à la très grande intolérance de notre société à la violence. Ce sont des histoires qui correspondent à nos anciennes légendes sur les loups, qu'on racontait alors même qu'ils avaient déjà disparu de nos contrées. Il existe aujourd'hui de nouvelles figures de la peur. Et leur viralité montre à quel point ce qui nous fait peur nous fascine toujours.
Ce rapport que nous entretenons à la violence n'en devient-il pas maladif?
C.M. - Prenons le cas d'une bagarre dans une cour de récré. Aujourd'hui, cela se finit éventuellement en plainte en harcèlement, en intervention de la direction, voire du centre PMS. Et c'est très bien! Il faut refuser la violence sous toutes ses formes. Mais il y a un piège: nous pourrions avoir l'impression qu'il y a plus de violence parce que nous y sommes moins habitués qu'avant, pas parce qu'il y en aurait réellement plus.
Cette initiative qui consiste à filmer des caméras cachées montrant l'apathie de certains badauds devant certains faits de délinquance, croyez-vous qu'elle a une valeur pédagogique?
C.M. - Je m'interroge. Je vois surtout dans ces vidéos une mise en scène de la question de la solidarité. Or, je n'ai pas l'impression qu'on vive à une époque qui valorise les idéaux de la solidarité. Le discours ambiant stigmatise plutôt les gens en position de faiblesse, en les traitant d'assistés ou en laissant entendre qu'ils ne font pas ce qu'il faut pour s'en sortir. Vous savez, un vrai grand scandale actuel en matière de solidarité, ce sont par exemple ces 3.000 migrants morts noyés aux portes de l'Europe. Mais là, pas de vidéos. Alors cette mise en scène vertueuse qui nous dit "regardez comme les gens ne s'aident plus" n'est-elle pas plutôt le cache-sexe d'une autre réalité où tous, collectivement, nous ne voulons plus regarder en face la misère du monde?