

Ce 22 mai, le très estimé musée de la photo de Charleroi inaugure une exposition du photographe Stephan Vanfleteren, un artiste plus connu en Flandre qu'en Wallonie mais dont le très beau livre sur les Diables Rouges paru l'an dernier avait fait sensation: l'équipe nationale en noir et blanc très esthétique, tout muscles et tatouages en avant. Intitulé "Charleroi, il est clair que le gris est noir", le nouveau travail de Vanfleteren s'attaque cette fois à un sujet apparemment moins glamour: la cité carolo, photographiée sous toutes ses coutures.
On n'a pas encore vu l'expo, impossible donc de vous dire quelle image de la ville elle renvoie. Mais elle devrait sans doute être un peu plus agréable que celle véhiculée par Giovanni Troilo. Souvenez-vous: il y a quelques mois, cet autre photographe, italien, avait remporté le World Press Award, prestigieux prix international, grâce à son soi-disant reportage sur le "Cœur Noir de l’Europe". Dix clichés censés représenter la réalité sociale de Charleroi mais largement mis en scène, voire malhonnêtes: une photo ayant même été prise à… Molenbeek. La polémique avait fait grand bruit. Le bourgmestre de la ville, Paul Magnette, s'était ému, réclamant du Jury du prix qu’il annule sa décision. Ce qu'il avait fini par obtenir.
Malhonnêtes les photos de Giovanni Troilo? Peut-être. Mais elles n'ôtent rien au malaise profond qui saisit n'importe quel visiteur quand il met les pieds dans le centre de la plus grande ville de Wallonie. Un ring aérien, des chancres industriels à portée de pied. Une cité presque fantôme, saisissante de pauvreté, abandonnée par ses classes moyennes et supérieures. Commerces désertés, clubs "privés" qui jouxtent les écoles, prostituées qui traînent dans les rues avec, jamais très loin, un dealer ou un souteneur…
On le sait, Charleroi, ce n'est heureusement pas que cette succession de clichés. Il y a aussi le positif: des industries de pointe, un aéroport et son zoning florissants, une ceinture verte calme et parfois cossue. Mais cela, c'est pour les alentours. Le centre, lui, peine à sortir du rouge. Un projet, pourtant, est sur toutes les lèvres: Rive Gauche, une vaste centre commercial de 35.000 m2, destiné à faire renaître toute la Ville basse, et dont la première pierre a été posée cette semaine. Ouverture prévue: fin 2016. Pour les Carolos, "le" projet qui va tout changer. Mais ce gigantesque chantier, a suscité son lot de polémiques, puisqu'il a fallu raser à peu près tout le quartier pour l'entamer, le rendant totalement infréquentable.
D'ailleurs, pour l’instant, en fait de centre commercial, on a surtout droit à un trou de la taille de trois piscines, l’eau en moins. Et on s’interroge. Un tel investissement dans un tissu urbain aussi problématique? On songe à l’optimisme de Paul Magnette et de son équipe qui ne cessent de rappeler partout où c'est possible que oui, quelque chose est en train de changer à Charleroi. On songe aux investissements dans l’aménagement urbain, à la superbe nouvelle tour de la Police signée Jean Nouvel, au patrimoine architectural de la Ville (oui, il y a de très belles maisons), au dynamisme des acteurs sociaux et culturels. Mais tout cela n'arrive-t-il pas trop tard?
Un homme n'est pas de cet avis. Et il n'est pas suspect de le croire, puisqu'il n'est pas originaire de Charleroi. Promoteur immobilier issu d'une famille de diamantaires, Shalom Engelstein est anversois. Intéressé depuis sa jeunesse par l’architecture, ce sexagénaire discret s'est spécialisé dans les centres villes. Il a travaillé sur divers projets à Anvers puis à Bruxelles. C'est lui l'investisseur de l’immense "piscine". Shalom déteste les interviews et n’en donne normalement pas. Pour nous, il a pourtant accepté d'expliquer pourquoi ce pari fou de lancer un projet pharaonique dans cette ville qu'on finirait par croire maudite ne l'est peut-être pas tant que cela.
Vous vous souvenez de la première fois que vous avez vu Charleroi?
Shalom Engelstein. - C’était il y a 9 ou 10 ans. Je venais de finir un projet à Bruxelles et je cherchais quelque chose de nouveau. Quand j’ai vu Charleroi, j’ai eu une espèce de coup de foudre. Non seulement je pouvais faire quelque chose dans cette ville mais bien plus: parce qu'il n’y avait rien! Comprenez-moi bien. Ici, il s'agissait d'aller au-delà de mes intérêts économiques, de recréer une vie, une vie collective. Alors j’ai commencé à racheter des immeubles. L’ancien "Grand Bazar", puis les bâtiments autour. Le but, c'était de recréer un tissu urbain.
"Recréer un tissu urbain", c’est dépenser de l’argent, vous pouvez nous dire le montant des investissements?
S.E. - Avec l’immobilier et les travaux, on est à un peu plus de 200 millions d’euros.
Quand on met une somme pareille dans un projet, c’est parce qu’on y croit… Mais qu’est-ce qui vous fait croire à Charleroi?
S.E. - Une conviction personnelle. Pour récréer du tissu, il faut que les gens "normaux" ou "aisés" reviennent habiter dans la ville, il faut donc proposer une offre, que je suis en train de réaliser, où ils trouveront des appartements, des commerces, de l’horeca d’un certain standing. Qu'est-ce qui me fait croire que cela marchera à Charleroi? En fait, rationnellement, rien. A part les gens, les Carolos. Ils sont enjoués, chaleureux, sociables. Je ne connais pas beaucoup de ville où les gens, lorsqu’ils se rencontrent dans la rue, se donnent la bise. Cette joie de vivre, elle peut revenir dans le centre-ville parce qu’automatiquement, en ville, on est plus nombreux. Donc les occasions de se rencontrer sont plus importantes. Je mise sur le fait que les Carolos qui habitent les banlieues huppées aimeront réinvestir le centre, parce que c’est là qu’on trouvera le plus de chaleur, de convivialité…
(Ecrit en collaboration avec Damien Bodart)
Retrouvez l'interview exclusive de Shalom Engelstein dans votre Moustique de ce mercredi 20/05/2015