
Lou Doillon: "Je sais que je vais en prendre plein la gueule"

A tout juste trente ans, Lou Doillon franchit le Rubicon et impose de manière aussi inespérée que bluffante un premier album chanté en anglais d'une voix troublante. Fan numéro un, sa maman nous avait déjà prévenus voici quatre ans. "Vous croyez qu'elle est faite pour le cinéma ou les défilés? Mais attendez d'écouter ses chansons. C'est un vrai talent. Il faut simplement qu'elle se jette à l'eau", nous avait alors confié Jane Birkin. Et effectivement, une écoute attentive montre que "Places" n'est pas la récréation d'une égérie un peu trop gâtée mais bien une révélation. Pour nous. Pour vous. Pour Lou.
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Comment vous est venue l'idée de faire un album à 30 ans?
Lou Doillon - Le responsable, c'est Etienne Daho. Sans lui, je n'aurais eu ni la force ni l'audace de le faire. Non seulement Etienne m'a entourée moralement et musicalement, mais il a aussi réussi à me faire croire que j'étais quelque chose de précieux. Etienne est un ami de la famille et il avait entendu des maquettes où je chantais en m'accompagnant de la guitare. Il y a environ deux ans, il m'a dit: "Je suis fan et je crois que d'autres vont devenir fans à leur tour." J'étais dans une mauvaise passe à cette époque de ma vie, je n'avais pas confiance en moi, mais j'avais confiance en lui.
D'où vient ce manque de confiance?
Comme "fille de" ou "belle-fille de", j'en ai pris plein la gueule. Ça m'est arrivé comme mannequin, comme actrice ou comme comédienne au théâtre. Alors, Lou Doillon qui sort un disque, je vous laisse imaginer ce que ça peut provoquer comme réactions. Pourtant, la raison de ma peur est à chercher dans mon rapport à la musique. Je respecte la musique plus que le cinéma, la mode ou le théâtre. J'en joue depuis que je suis toute petite, j'en écoute tous les jours. Quand la batterie de mon iPod est plate et que je suis à l'extérieur, ça me déprime tellement que je prends un taxi pour rentrer chez moi et la recharger. C'est sans doute pour cette raison que j'ai attendu si longtemps pour enregistrer ce disque. Je savais que ça allait compter pour moi.
Daho baigne dans la pop alors que votre univers est plus folk. C'est pour ça que ça fonctionne bien entre vous?
Dès le départ, Etienne Daho m'a confié qu'il n'écoutait pas souvent ce genre de musique. Il aimait mes chansons, ma voix, mes textes et a travaillé comme un producteur. Ce n'était pas le plan "je vais en faire ma muse" comme on le rencontre trop souvent dans des projets musicaux. En écoutant mes maquettes, une firme de disques m'aurait proposé de travailler avec un obscur chanteur folk américain alors que moi, ce que je voulais justement, c'était de confronter ma musique folk et intimiste à un autre univers. Le plus beau compliment, c'est quand on me dit qu'on ne reconnaît ni ma voix, ni la patte d'Etienne sur ce disque.
Plusieurs chansons de votre album tournent autour de l'ambiguïté des relations humaines. La normalité vous effraie-t-elle?
J'ai toujours été fascinée par l'ambiguïté parce que j'ai été élevée dedans. Je suis née d'une femme qui vivait avec un homme, mais en aimait encore un autre. Jacques Doillon, mon père, n'a réalisé que des films sur le thème des relations triangulaires. C'est très beau comme apprentissage, mais ça laisse des traces. Aujourd'hui encore, je suis incapable de lire des romans à l'eau de rose ou de regarder des films manichéens avec un héros et des méchants. Pour moi, les choses ne sont jamais comme elles devraient être. Ce qui est anormal comme situation pour les autres, c'est ma réalité. Je suis moi-même très ambiguë. Tous ceux qui me connaissent vous diront qu'il y a un très grand écart entre l'image que l'on a de moi et la femme que je suis dans la vie de tous les jours.
Dans les colonnes du Nouvel Observateur, vous dites que Serge Gainsbourg est le Judas de votre vie. C'est dur, non?
Je pense à Judas dans le sens noble du terme. Serge Gainsbourg ne m'a pas trahie, mais tout en étant très proche de moi il a eu un pouvoir presque destructeur. Ma mère a eu trois enfants avec trois maris différents. Mais on n'évoque jamais qu'un de ses enfants et qu'un seul de ses compagnons, comme si les autres n'existaient pas. L'autre jour, je prends un taxi, le chauffeur me dit qu'il admire mon père et commence à me parler de Serge Gainsbourg. Ça m'arrive tout le temps et c'est très dur, car mon père, c'est Jacques Doillon, pas Serge. Gainsbourg est devenu un dieu, j'ai beaucoup de respect pour son œuvre, mais comme tout grand artiste, il avait un côté manipulateur et prenait beaucoup de place. Il pouvait aussi se montrer très cruel. Je me souviens qu'un jour, il a dédié sa chanson Vieille Canaille (avec le refrain "Je serai content quand tu seras mort vieille canaille") à mon père. Les quinze premières années de ma vie, je les ai passées à côté de ma mère qui me parlait d'un homme qui n'était pas mon père et qui chantait ses chansons. Alors oui, c'est un peu le Judas de ma vie.
Vendredi 19 juillet, scène Proximus