
Notre enquête: Child Focus sous le feu des critiques

Il est de ces institutions qu'on n'attaque pas sans y avoir réfléchi à deux fois, tant elles sont sacrées. C'est le cas de Child Focus, temple de la défense des enfants maltraités édifié il y a treize ans, suite à l'affaire Dutroux et à la Marche blanche. En 2005, Jean-Denis Lejeune, père de cette fondation d'utilité publique, avait pourtant le premier franchi le pas de la critique - et claqué la porte - estimant que son bébé partait à la dérive. "Child Focus s'est beaucoup plus axé sur les rentrées financières que sur l'humain. C'est devenu un centre de business et ça, je ne voulais pas le cautionner",nous a-t-il récemment déclaré. Tout en se refusant à commenter l'évolution de la fondation depuis son départ.
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Aujourd'hui, d'autres langues osent se délier pour cibler ouvertement le centre chargé de rechercher les enfants disparus et de lutter contre l'exploitation sexuelle des mineurs. Une série de représentants de l'aide francophone à la jeunesse accusent à leur tour Child Focus de dériver. Les deux dernières campagnes de la fondation les ont fait sortir de leur silence. L'une appelle les jeunes, victimes d'abus sexuels, à se confier par ordinateur aux collaborateurs de Child Focus. L'autre met en scène Rocco Siffredi et PussyKat, deux stars du porno en posture de pourfendeurs de la pédopornographie. Paroles à l'accusation et à la défense.
Child Focus cultiverait le buzz malsain
"On ne peut pas banaliser le porno qui fait des ravages chez les jeunes."
La critique. "Pour combattre la pédopornographie, on ne peut pas banaliser, voire valoriser la pornographie",dénonce Bernard De Vos, délégué aux Droits de l'enfant.Il ne digère pas la campagne avec les deux stars du X. "On connaît les mauvaises habitudes de sexualité que le porno propage: rapports sans préservatif, soumission des femmes, image dénaturée du sexe sans affectivité... Le porno provoque des ravages chez les jeunes. Beaucoup se livrent à l'agression sexuelle comme passage à l'adolescence."
Le pédopsychiatre Jean-Yves Hayez, lui, se dit "consterné". "On attend de Child Focus qu'il véhicule une image positive de l'homme. Il n'a moralement pas le droit de se livrer à une campagne commerciale digne de Benetton, promouvant une sexualité de bas-ventre entre adultes consentants comme alternative à la pédopornographie. L'association a dépassé les limites de la provocation." D'autant que "l'industrie du X n'implique pas que des acteurs consentants, rappelle Déborah Dewulf, responsable de SOS Enfants. Dans le porno, des gens se font aussi exploiter sexuellement".
La réplique. Heidi De Pauw, la nouvelle directrice générale de Child Focus dit "regretter vraiment que des gens soient choqués par cette publicité. Child Focus ne cautionne pas le X. Pas plus qu'il ne pose la pornographie en alternative à la pédopornographie". Mme De Pauw défend sa campagne: "On n'attire pas les mouches avec du vinaigre. Il était beaucoup plus fort de faire porter à ces stars du X, adultes consentants, notre message: non à la pédopornographie qui met en scène des enfants abusés sexuellement. Nous voulons interpeller les consommateurs de porno qui peuvent tomber sur ce genre d'images. Et nous leur demandons de les signaler sur notre site www.stopchildporno.be. Nous portons ces images à la connaissance de la police. Ces dénonciations sont utiles: en deux ans, Interpol est parvenu à identifier 2.500 enfants victimes de la pédopornographie; cela a permis de leur venir en aide".
Child Focus entretiendrait la peur
"Installer un climat d'insécurité, ce n'est pas constructif."
La critique. Plus globalement, les acteurs francophones de l'aide à la jeunesse reprochent à Child Focus, comme le résume Bernard De Vos, "de systématiquement jouer sur les photos trash, susciter la crainte et appeler à la délation. On a le sentiment que le centre entretient la peur, au contraire de la bientraitance et la solidarité". Pour Michel Dechamps, président du comité d'accompagnement de l'enfance maltraitée, le centre se fourvoie. "Au lieu d'éduquer à Internet, Child Focus répand la peur, la suspicion, la panique. Ça installe un climat d'insécurité, ce qui n'est pas constructif à long terme. La fondation n’entretient-elle pas ce climat anxiogène pour faire tourner sa roue? On peut légitimement se poser la question…"
La réplique. "Nos campagnes de sensibilisation ne sont pas anxiogènes, estime Heidi De Pauw. Nous nommons simplement les problèmes d'exploitation sexuelle et nous invitons les victimes à en parler. Sciemment, nous utilisons le terme "risque" au lieu de "danger"."
Child Focus lancerait des initiatives contreproductives
"Son chat ne repose sur aucun fondement scientifique."
La critique. Le secteur de l'aide à la jeunesse s'est ému de la création par Child Focus du site maintenantjenparle.be, invitant de jeunes victimes d'abus sexuels à se confier par clavier interposé. "Child Focus n'a pas consulté la littérature scientifique pour voir si des expériences similaires avaient été menées ailleurs", pointe Déborah Dewulf de SOS Enfants. Pour le pédopsy Jean-Yves Hayez, "cette discussion en ligne est une perte de temps. Il y a assez d'autres moyens et d'invitations pour que les enfants et les ados aillent se confier dans l'anonymat".
La critique s'étend à la ligne d'écoute téléphonique ouverte par Child Focus aux victimes d'abus sexuels. "Décoder ce genre de situation prend du temps, explique Michel Dechamps. Il faut une première analyse qui permet d'adopter une attitude adéquate. Ce travail, nous l'assurons dans nos équipes de façon pluridisciplinaire. Elles sont formées de psychologues, d'assistants sociaux, de médecins et de juristes. Et du côté de Child Focus? On ne connaît pas la formation de ses conseillers, ni les procédures auxquelles ils doivent répondre."
La réplique. "Des études européennes et la pratique - notamment en Flandre - démontrent que les jeunes parlent plus facilement de leurs soucis, y compris les plus sensibles, via un chat Internet, argumente Heidi De Pauw. Nos deux conseillers chargés de l'accueil sur ce chat sont diplômés en sexologie et en criminologie et ont reçu une formation spécifique donnée par un consultant travaillant pour le secteur de l'aide familiale en Flandre." Et la directrice de Child Focus d'insister: "Nous ne faisons pas de thérapie par chat ou par téléphone. Nous offrons une porte d'entrée et une plaque tournante. Nous expliquons aux victimes toutes les options qui s'offrent à elles et nous les réorientons rapidement vers les services compétents".
Child Focus étendrait abusivement ses compétences
"Désolé, mais nous sommes bien plus compétents que Child Focus."
La critique. Au cabinet de la ministre Huytebroeck, on lance un gros pavé dans la mare: "Les gens de Child Focus nous ont expliqué qu'ils avaient trop de subsides et plus assez de cas de disparitions d'enfants. Et qu'ils avaient besoin de plus de travail pour justifier les énormes moyens qu'ils reçoivent. C'est pour cela, nous ont-ils avoué, qu'ils ont cherché à étendre leurs activités aux abus sexuels, alors qu'ils ne sont censés s'occuper que de la recherche d'enfants disparus et de la lutte contre l'exploitation sexuelle (prostitution, pédopornographie, etc.). D'ailleurs, en avril 2011, ils ont modifié leurs statuts pour étendre leurs compétences".
Est-ce un problème pour autant? Oui, répond Michel Dechamps. "Child Focus empiète sur notre terrain. Et, désolé, nous sommes bien plus compétents que lui pour traiter les cas d'abus sexuels. Un intermédiaire supplémentaire n'a aucun sens. Pire: ça complique la donne pour les victimes, avec un risque de confusion et de redite." Pour Michel Dechamps, "il faut recentrer Child Focus sur ses missions de base".
Jean-Yves Hayez va plus loin: "Child Focus fait partie de ces initiatives créées dans l'émotion sans assez de réflexion. Résultat: ce centre ne sait pas se brancher sur le réseau et se donne des missions pas assez coordonnées. Ça participe à l'atomisation de l'aide sociale. Finalement, les gens en détresse ne savent plus vers qui se tourner. Si j'avais une baguette magique, je ferais disparaître Child Focus et je répartirais son personnel dans le réseau préexistant. Quand à la recherche d'enfants disparus, c'est le boulot de la Cellule disparition de la Police fédérale". Contactée par nos soins, celle-ci n'a pas souhaité "alimenter la polémique".
La réplique. "Longtemps, notre seconde mission - la lutte contre l'exploitation sexuelle - est restée dans l'ombre de la première, la recherche d'enfants disparus, déclare Heidi De Pauw. Notre évolution naturelle et nos subventions nous ont amenés à renforcer notre équipe "abus sexuels". Celle-ci a été mise en valeur par la commission d'enquête parlementaire sur les abus sexuels commis au sein de l'Église. Les parlementaires ont recommandé que nous soyons le point de signalement en la matière. Ceci dit, nous restons un centre de crise qui aide les gens à trouver leur chemin dans le dédale des services d'aide. Nous avons prouvé notre utilité à cet égard. Et il n'est pas question pour nous de reprendre le travail des services d'aide à la jeunesse. Il est exagéré de dire que nous cherchons à étendre notre champ d'action."
Child Focus échapperait à tout contrôle
"On ne sait pas très bien si c'est une fondation d'utilité publique."
La critique. Ce qui inquiète aussi les acteurs de l'aide à la jeunesse, c'est que Child Focus, suspecté d'empiéter sur leurs compétences, "n'est contrôlé par aucune structure étatique ou administrative". Dixit Déborah Dewulf. "Nos équipes SOS Enfants, elles, sont cadrées et contrôlées par l'ONE." Bernard De Vos, lui, s'interroge: "Child Focus? On ne sait pas très bien si c'est une fondation d'utilité publique, ni de qui elle dépend…"
La réplique. "Nous sommes une fondation d'utilité publique dont les statuts ont été publiés au Moniteur, rappelle Heidi De Pauw. Nous sommes soumis au contrôle d'un conseil d'administration composé d'experts. Nos actions et nos comptes sont transparents. Notre indépendance par rapport au politique est voulue. Les fondateurs ne voulaient pas être pieds et poings liés."
Child Focus bafouerait les acteurs officiels
"Child Focus instrumentalise les équipes d'aide à la jeunesse."
La critique. "Les institutions de la Fédération Wallonie-Bruxelles ont du mal à avoir des collaborations intelligentes avec les gens de Child Focus, résume Bernard De Vos. Nos réunions avec eux sont purement formelles. Nous n'ont pas voix au chapitre et sommes souvent mis devant le fait accompli lorsque des campagnes sont lancées." Michel Dechamps affirme même que "Child Focus instrumentalise les acteurs de l'aide à la jeunesse. Il nous demande des renseignements sur notre manière de travailler puis s'en sert comme si nous avions donné notre aval à ses projets".
La réplique. "Sur le terrain, entre nos conseillers et les services d'aide à la jeunesse, ça marche, pointe Heidi De Pauw. J'aimerais qu'il en soit de même entre membres dirigeants. Je l'avoue, nous devons améliorer notre façon de travailler avec les associations en impliquant encore plus ces dernières dans nos projets. J'espère pouvoir trouver un terrain d'entente plutôt qu'un champ de bataille."