
Patrick Bruel: "L’amour qui se casse la figure m’inspire!"

Nous l'attendions un peu plus tôt. Mais voilà, six ans séparent finalement "Lequel de nous" de l'album "Des souvenirs devant" sur lequel Bruel déclinait ses hymnes à l'amour extatique. Alors? La faute à des films (Le prénom, Comme les cinq doigts de la main), une pièce de théâtre du même (pré)nom, une touchante autobiographie sous forme de questions-réponses (Conversation avec Claude Askolovitch) et des parties de poker au bout du monde? Ou tout ceci ne n'aurait finalement été qu’un prétexte pour retarder l’échéance de la sortie de son disque et cacher sa flemme de s’y mettre? "Il y a un peu de tout ça", admet l'artiste à la cinquantaine (il en a même cinquante-trois) toujours aussi élégante.
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"J’ai bel et bien souffert d’un trop-plein d’activités. Mais je me demande maintenant si, inconsciemment, je n’ai pas tenté de dissimuler un manque d’inspiration passager derrière une foule d’autres trucs. D’un autre côté, Voulzy met dix ans pour enregistrer un disque sans rien faire d’autre en même temps. Donc, vu comme ça, je ne suis pas si peu productif", conclut-il, fier de sa pirouette.
"Lequel de nous" s’ouvre avec Dans ces moments-là, un titre parfaitement dans la lignée de Place des grands hommes. Vous continuez à écrire sur vos potes?
Patrick Bruel - C’est un peu ça. Après Place des grands hommes, il y a eu On t’attendait sur "Bruel" en 1994, et puis Pour la vie sur l'album "Juste avant" en 1999. C’est toujours du vécu, le groupe d’amis se retrouvant cette fois à l’enterrement de l’un d’entre nous, avec ce sentiment dérangeant que la vie nous reprend parfois brutalement ce qu’elle nous a donné.
À écouter toutes les chansons contant des amours déçues, la vie ne vous a visiblement pas fait de cadeaux ces derniers temps…
Sur mon disque "Des souvenirs devant", toutes les chansons d’amour se conjuguaient au présent. Alors qu’ici, elles sont écrites au passé. J’ai découvert qu’une histoire d’amour qui se cassait la figure générait bien plus d’inspiration que les moments où tout va bien. Un morceau comme Tout change si vite nous ramène un peu à Casser la voix. C’est certes plus apaisé, l’envie de hurler a fait place à une émotion plus contenue, mais les interrogations subsistent. Et ma naïveté aussi.
Les larmes de leurs pères célèbre le printemps arabe. Pourtant, la situation est moins rose aujourd'hui.
J’ai écrit cette chanson voilà un an et demi. À cette époque, personne ne savait que la plupart des illusions de cette époque s’écraseraient en plein vol et qu’un dictateur en remplacerait simplement un autre.
Avec l'âge, vous n’avez pas perdu votre capacité d’indignation…
Je ne suis pas différent des autres citoyens. J’ai parfois besoin de m’indigner, parfois juste de regarder et de m’émerveiller un peu béatement. Au début de ma carrière, je pensais qu’un artiste avait l’obligation de donner son avis à tort et à travers, et d’écrire des chansons à propos de tout. Mais je me suis calmé. J’ai enfin compris, certes un peu tard, qu’un morceau de musique ne changera pas le cours des choses. Je continue à m’investir dans des causes comme les Restos du Cœur mais là, ça dépasse le cadre strictement musical. C’est plus utile, à mon avis.
Pourquoi avoir fait appel au rappeur La Fouine pour chanter avec vous sur Maux d’enfants?
C’est un titre qui s’adresse aux jeunes. M’adjoindre les services d’un artiste hip-hop me paraissait une bonne manière d’attirer leur attention sur le contenu de la chanson. Elle pointe le fait que la cour de récré a changé de place, et que le harcèlement et la violence se font désormais sur Internet. Il faut que les gamins réalisent le côté à la fois génial mais aussi cruel et dangereux des médias sociaux.
Très controversé, La Fouine est-il le partenaire idéal sur un disque qui vise le grand public?
La Fouine s’est parfois montré assez violent dans certains de ses propos, notamment vis-à-vis des femmes, mais il a fait amende honorable. Il n’a rien fait de mal. C’est curieux, cette façon qu’ont certains médias de taper sur des artistes dès qu’ils commencent à avoir du succès.
Vous-même, êtes-vous encore sensible aux critiques?
On m’a traîné dans la boue, caricaturé à l’extrême. Je conçois que mes disques ne plaisent pas à tout le monde. Mais ce n’est pas une raison pour, à travers moi, insulter les millions de gens qui les achètent. Je ne force personne à m’écouter. Mais revenons à la musique…
On sent une très grande influence de la musique classique dans cet album. Quel est votre rapport à cet univers?
Le classique, ma grande frustration de jeunesse! On me disait doué, mais je n’ai pas bossé. Bref, j’ai perdu mon bagage de départ. Mais quand j’ai la possibilité de collaborer avec un vrai orchestre, je ne vais pas juste me contenter de simples nappes de cordes synthétiques. J'ai travaillé au mythique Air Studio à Londres: c’était un fantasme d’ado de prendre l’Eurostar pour aller enregistrer les cordes à Londres, dans les studios fondés par George Martin, le cinquième Beatle, et de revenir chez moi le soir même. À part ça, il ne faut pas être snob pour autant: le son de ces cordes n’est pas meilleur qu’ailleurs, mais il n’y a pas mieux ailleurs non plus. McCartney bossait dans la pièce d’à côté. Moi, ce genre de truc continue à m’impressionner.
Patrick Bruel, il est plutôt Beatles ou Rolling Stones?
Je prends les deux! Fromage et dessert.
C’est pour cette raison que la chanson Lequel de nous sonne comme du Beatles tout en évoquant une histoire d’amour qui se passe lors d’un concert des Stones?
C’est un peu ma version du film Quand Harry rencontre Sally avec deux anciens amants qui n’arrêtent pas de se recroiser sans se voir. Cela dit, j’ai une relation très étroite avec les Stones. Je les ai vus pour la première fois en Belgique, lors du fameux concert organisé à Forest National en octobre 1973 pour les fans français. J’avais fugué pour venir y assister… J’en ai vu des délires dans cette salle, j’en ai même provoqué quelques-uns, mais là, c’était un tout grand moment. Je suis souvent allé voir McCartney en solo. Et je trouve que son répertoire vieillit très bien.
Vous arrive-t-il de vous demander comment vos propres chansons sonneront dans cinquante ans?
Quand je réécoute mes disques, rien ne me semble honteux. Si, dans un an, je ne rougis pas en réentendant "Lequel de nous", j’en serai fier aussi. On est toujours amoureux de son bébé quand il arrive, mais il faut surtout voir s’il grandit bien.
Le 7 juin à Forest National.