Quand la réinsertion ne fonctionne pas

Alain a pris 14 ans pour assassinat. Une caméra l’a suivi lors de ses congés pénitentiaires. Derrière ce documentaire de la RTBF, la vérité sur les outils qu'on donne - ou non - aux prisonniers pour réussir leur réinsertion.

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Alain est l’homme au harpon. En octobre 2007, il tire au fusil sous-marin dans la tête d’Eric, le mari de Muriel. Les amoureux illégitimes rêvaient de s’installer ensemble, de former une famille recomposée avec leurs enfants. Mais tout ne se passe pas comme prévu. Eric se réveille bien vivant, un harpon fiché dans le crâne. Muriel et Alain ont été jugés aux assises deux ans plus tard. Il a pris 14 ans, elle, 15.

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Alain est aujourd’hui sorti de prison. Il a obtenu sa libération conditionnelle après 4,5 ans d’incarcération. Sa bonne conduite et ses multiples démarches lui ont permis de rentrer chez lui, auprès de son père et de ses enfants. Il a purgé le tiers de sa peine. D’avril 2012 à octobre 2014, la réalisatrice de la RTBF Isabelle Christiaens a accompagné Alain durant chaque congé pénitentiaire et dans ses comparutions devant le Tribunal d’application des peines (TPA), jusqu’au verdict au Palais de Justice de Bruxelles. Il en résulte un feuilleton documentaire en huit épisodes,  diffusé à partir du 12 mai sur La Deux.

Au-delà de l’aventure humaine d’Alain et de sa famille, cette série illustre le parcours du combattant que constitue la réinsertion d’un détenu dans la société, alors qu'en Belgique, la récidive atteint des chiffres cataclysmiques. Pour un François Troukens, ancien truand médiatisé parce qu'il s'est reconverti dans la réalisation de films, combien d'échecs patents? Aujourd'hui, on sait qu'un détenu sur deux retournera en prison dans les deux ans. Désolant, surtout après chaque fait divers impliquant des anciens condamnés. En France, le récent meurtre de cette jeune fille à Calais en est un énième et cruel exemple, et l'histoire judiciaire belge en est également remplie.

45 % d'analphabètes

Hasard, la sortie du documentaire L'homme au harpon coïncide peu ou prou avec la diffusion du rapport de la Concertation des associations actives en prison (CAAP). Il s’agit de la première étude qui comptabilise les moyens réellement mis en œuvre pour encourager la réinsertion et ainsi prévenir la récidive, prison par prison, service par service. Un document accablant.

Le cas de l’aide psychosociale apparaît symptomatique. On compte parfois un psy pour plus de 700 détenus et les délais d’attente peuvent dépasser 12 mois! La situation est identique concernant les activités de promotion de la santé où l’on ne dénombre que huit personnes pour 5.795 détenus à Bruxelles et en Wallonie. Et les activités culturelles et sportives ne sont organisées qu'au compte-gouttes. " Près de la moitié des prisons ne proposent pas plus de deux activités culturelles de manière régulière , constate le rapport. A la section hommes de Lantin par exemple, il n’y a qu’une activité culturelle par mois et elle n’est accessible qu’à 25 détenus sur les 967 que compte la prison."

Quant à la formation, pourtant présentée comme la clé de la réinsertion, elle n’est pas mieux lotie. Un tiers des détenus serait analphabète, mais on dénombre seulement 354 places aux cours d’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Près de 45 % des prisonniers ne disposeraient que de leur CEB, et seulement 4 %, de leur diplôme de fin de secondaire. Pourtant, ils sont moins de un sur six à pouvoir suivre un enseignement de base. Et un peu plus de un sur quinze à avoir la possibilité d’apprendre un métier.

Gare au transfert

De plus, en cas de transfert, tout s’arrête. En changeant d’établissement, un prisonnier ne pourra pas poursuivre sa formation d’électricien ou de cuisinier. Quand d’autres se retrouvent soudain dans l’impossibilité de passer un examen. "Je me souviens de notre déception lorsque, voulant appeler un de nos étudiants qui devait passer son examen de fin d’études primaires devant l’inspecteur cantonal, nous avons appris qu’il ne pouvait pas venir parce qu’il allait quitter l’établissement le matin même, commente Marie-Noëlle Van Beesen, de l’Atelier d’éducation permanente pour personnes incarcérées. Il a heureusement été possible d’arrêter le fourgon cellulaire. Cet élève, très énervé par ces péripéties, s’est progressivement calmé et a réussi brillamment son examen. Sans l’intervention, au quart de tour, d’une formatrice et d’un surveillant qui ont pu interpeller la direction et rassurer l’étudiant, une année de travail aurait été annihilée. Tout l’élan positif et l’estime de soi de la personne auraient été balayés." Même chose au niveau d’un éventuel suivi psychosocial. Le travail effectué par le détenu mais aussi la relation établie avec son psychologue ou son assistant social peuvent brusquement s’interrompre parce que le détenu doit changer de prison.

Pour espérer remettre pied dans la société, un condamné doit donc souvent davantage compter sur sa force de caractère et sur ses proches que sur une aide du milieu carcéral. Alain, l’homme au harpon, en témoigne. "La prison vous tire vers le bas, explique cet homme de 45 ans au visage marqué. J’ai connu des cellules sans eau, avec un seau pour faire tes besoins, j’ai côtoyé les souris et les cafards. On croise des personnes qui ont de l’expérience dans le milieu criminel..."

Alain a tout fait pour ne pas aggraver son sort."Les conditions de détention, on se les crée soi-même. On a beau se taper la tête contre le mur, les clés, c’est quand même le gardien qui les a. L’insulter ne sert à rien. Mieux vaut poser des questions poliment et on obtient ce que l’on demande avec plus ou moins de temps." Grâce à sa bonne conduite, Alain a obtenu une cellule pour lui seul et l’autorisation d’effectuer des petits boulots comme servir les repas aux autres détenus.

L'homme veut rompre l’image de "prison Club Med" entretenue par certains. "Tout se paie: la télé en cellule, c’est 15 euros par personne. Le téléphone, un euro par minute. Le pire, c’est pour les "hommes valises", ceux qui viennent de je ne sais où pour porter de la drogue d’un pays à l’autre. Ils se font arrêter, ils n’ont aucun proche à l’extérieur, ils ne parlent ni français ni anglais. J’ai connu un Indien comme cela. Il était seul au monde."

A la sortie, un autre calvaire commence. Les personnes sont confrontées à une multitude de problématiques: recouvrement de droits sociaux, recherche d’un logement, d’un travail ou d’une formation… "Or, à Bruxelles, il n’existe qu’un seul service spécialisé dans l’insertion socioprofessionnelle des (ex-)détenus!", souligne encore le rapport du CAAP.

Allers-retours multiples

D'où le taux de récidive que l'on connaît. D'après l’Institut national de criminalistique et de criminologie, les allers-retours sont même parfois multiples: entre 2003 et 2005, moins de la moitié des prisonniers n’ont connu qu’une seule incarcération. Bien des jeunes de 20 ans à peine ont déjà fait plusieurs séjours derrière les barreaux. Le rapport de l’INCC pointe d’ailleurs que ceux-ci courent quatre fois plus de risques de réincarcération que les détenus de 60 ans. Une bonne nouvelle dans cet océan de désespoir: les personnes libérées après une période sous bracelet électronique retrouveraient moins l’univers pénitentiaire par la suite.

Ceci étant, tous ces "récidivistes" ne commettent pas forcément de nouveaux délits. "Les retours en prison peuvent aussi être le fait du non-respect de conditions de libération conditionnelle. Comme par exemple l'interdiction de fréquenter des débits de boisson, précise Luc Robert, chercheur à l’INCC, auteur du rapport. A l'inverse, d’anciens détenus peuvent aussi récidiver, mais sans nécessairement retourner en prison."

Cet échec de la réinsertion, Isabelle Christiaens, auteur du documentaire, l’a elle aussi constaté:"Rien n’est fait pour empêcher la récidive: 36 heures par congé pénitentiaire, c’est très court pour retisser du lien avec sa famille, aller voir un psy, contacter les employeurs potentiels…". Alain, lui, a heureusement pu retrouver du travail. Il est technicien d’ordinateurs dans un centre social. Il a aussi une maison, une famille. Même si celle-ci a aussi souffert de sa détention: sa fille de 19 ans attend son deuxième enfant, son fils se réfugie dans les jeux vidéo et sa nouvelle compagne sort elle aussi de prison. Par son témoignage, Alain entend faire la lumière sur une situation souvent mal comprise. "Vous savez, je suis dehors, mais tous les jours, je me lève avec mon boulet au pied."

L'HOMME AU HARPON

MARDI 12 LA DEUX 20H30

L’histoire de L’homme au harpon offre à RTBF Interactive le matériau de base à son premier "serious game", un jeu de rôle au ton réaliste dans lequel l’internaute incarne un prisonnier en quête de sa libération conditionnelle. Cet outil vise un public qui aurait classé la télévision comme un média ringard. Le joueur choisit d’abord son profil et le type de crime qu’il a commis: faits de drogue, homicide involontaire ou vol avec violence. Il entreprend ensuite les démarches en vue de sa potentielle libération conditionnelle. Il est confronté aux questionnements de la vie quotidienne d’un prisonnier lors de ses congés: où vais-je loger? Comment vais-je gagner de l’argent? Quelle attitude opter face à la famille de la victime? Les réponses auront une influence sur son compte en banque et sur son moral. Réussira-t-il à obtenir sa libération?

Le joueur qui parviendra au bout de ce serious game recevra des épisodes bonus de la série documentaire. Il est également possible de jouer tout en visionnant la série: le webspectateur doit alors répondre à des questions relatives à la situation dans laquelle Alain, l’homme au harpon, se trouve. Ce jeu se joue en 16 étapes sur PC, tablette et smartphone.

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