
Quand l'État manque d'éthique

Notre expert
Michel Legrand est le président du Groupe d'étude et de réforme de la fonction administrative (Gerfa). L'un de ses combats: la dépolitisation de l'administration.
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Un organisme chargé d'aider les chômeurs wallons à retrouver un job, mais qui délocalise au Maroc pour ses propres intérêts... Une société gestionnaire du parc immobilier wallon prise en flagrant délit de tricherie... Révélées en une semaine à peine, ces deux affaires donnent l'image d'un État belge cynique, immoral, voire hors-la-loi. C'est même d'une véritable gangrène dont souffriraient nos services publics, selon Michel Legrand, président du Groupe d'étude et de réforme de la fonction administrative (Gerfa). "Actuellement, ils manquent cruellement de déontologie et d'éthique. Deux notions qui constituent pourtant la pierre angulaire de leur travail." Plutôt inquiétant, dans un État dit de droit...
Comment l'État et ses services publics en sont-ils venus, comme vous dites, à perdre leur éthique?
Michel Legrand - Au début des années 2000, alors que le libéral Guy Verhofstadt était Premier ministre, le pouvoir politique, mû par un souci d'efficacité, a décidé de gérer l'État comme une entreprise privée. À la tête des services publics, on a vu débarquer des managers appliquant des techniques de gestion dites modernes. Cette théorie du management n'est pas mauvaise en soi. Mais, appliquée aux services publics, elle est insuffisante. Surtout quand on fait l'impasse sur toutes les obligations déontologiques. Du coup, les travailleurs des services publics sont tombés dans une série de travers, comme la décision du Forem, certes légale, mais aussi scandaleuse que farfelue, de délocaliser un de ses services au Maroc, alors que c'est un organisme subsidié par le contribuable pour stimuler l'emploi en Wallonie. Ce n'est pas normal que des hauts fonctionnaires du Forem aient pris une telle décision.
Pourtant les fonctionnaires sont censés connaître et appliquer le code de déontologie de l'administration…
Détrompez-vous! L'éthique n'est plus prise en compte dans la formation et le recrutement des fonctionnaires. Au profit de cours inutiles, comme la prise de parole en public. Les effets en sont très concrets. Elle transparaît notamment dans les retards de paiement des prestataires de services. En principe, un fonctionnaire doit savoir que cela peut non seulement mettre des travailleurs indépendants et des entreprises en grande difficulté, mais aussi se retourner contre les contribuables. Payer en retard, cela coûte inutilement cher en intérêts moratoires - ils se chiffrent annuellement à des dizaines de millions d'euros - et en recours judiciaires. Cela se traduit mécaniquement par des impôts à la hausse. Et je ne parle même pas du coût en image de marque et en qualité des services publics…
C'est le cas de la Justice…
Effectivement, depuis une vingtaine d'années, la Justice traîne une image de mauvais payeur. Mais, dans son cas, c'est moins un problème d'éthique que d'organisation comptable, vu que d'autres ministères respectent mieux les délais de paiement de leurs prestataires extérieurs. Si la Justice est à la traîne, c'est probablement parce que les agents payeurs, qui ne font que suivre les instructions de leur hiérarchie, doivent suivre une procédure trop compliquée. Et là, il suffirait de réunir les chefs de service et suivre le chemin des créances et voir là où ça coince. Cette petite enquête interne, avec dix pièces maximum, ne mobiliserait pas une armée de fonctionnaires et permettrait de poser un diagnostic et de trouver une solution bien plus efficace que les vœux pieux des ministres de la Justice successifs.
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Les dysfonctionnements et le manque d'éthique de l'administration ne sont-ils pas aussi la conséquence des coupes budgétaires dictées par l'austérité?
Je ne pense pas. L'État fédéral réduit ses effectifs depuis des années sans que cela ne pose de problèmes. Je salue même ce retour à une certaine rationalité. Certes, il faut prendre garde à ne pas déplumer des services importants comme celui des Finances. Mais celui-ci est loin d'être en sous-capacité. Par contre, dans les niveaux de pouvoir fort exposés au clientélisme, comme les communes et les provinces, les effectifs ont explosé. Il s'agit en grande partie d'engagements partisans qui font entorse au principe d'égalité censé prévaloir dans l'administration. Sa politisation constitue un chancre permanent et un mal que la Belgique partage notamment avec les Autrichiens et les Italiens. En protégeant sa clientèle et ses bastions, un parti comme le PS - tout comme le CVP par le passé - empêche une application et une évolution de l'éthique. On l'a vu à Charleroi avec les affaires, entre 2005 et 2007.
Comment l'État pourrait-il renouer avec l'éthique?
Il faut commencer par soigner les techniques de formation, de recrutement et de promotion des agents. À ce titre, je salue l'initiative de Jean-Marc Nollet, ministre wallon de la Fonction publique. Il a lancé l'idée d'une école d'administration chargée de former notamment de hauts fonctionnaires. Nous la réclamons depuis vingt ans. Le PS, qui ne voulait pas en entendre parler car cela remettait en cause ses privilèges de nominations, semble aujourd'hui favorable à la création de cette école. Mais, si elle voit le jour, fonctionnera-t-elle correctement? C'est une autre question…