
A qui profite le film sur l'islam?

Récemment, sur un plateau de télévision français, le cinéaste égyptien Yousry Nasrallah rappelait que le film L'innocence des musulmans est apparu sur Youtube depuis six mois. Qu'il est doublé en arabe depuis juin dernier. Et qu'il a fallu attendre l'approche du 11 septembre pour qu'une chaîne de télé intégriste égyptienne le pointe du doigt et incite le peuple à descendre dans la rue. Très opportunément, souligne celui qui a suivi, filmé, vécu la révolution de la place Tahrir depuis le début. "Juste au moment où l'on discute en Egypte d'une nouvelle Constitution et de l'établissement de la démocratie. Maintenant, on ne parle plus de liberté en Egypte. Parce qu'à la lumière de cette provocation, l'opinion croit maintenant que la liberté, c'est se moquer de l'islam. Et voilà une année et demie de révolution foutue en l'air..." L'indignation, au Caire ou ailleurs, aurait-elle été instrumentalisée? L'ensemble des musulmans sont-ils à ce point-là en colère? Et, dans cette histoire, qui sont les vrais professionnels de la haine? Analyse avec Firouzeh Nahavandi, politologue de l'ULB spécialiste du monde musulman.
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Plus on se penche dessus, moins la "colère musulmane" décrite dans les médias semble spontanée. Comme si elle répondait à l'un ou l'autre agenda politique...
Firouzeh Nahavandi - Plusieurs agendas, en fait. Qui se superposent. Entendez-moi bien: le film est un navet, choquant, dégoûtant, navrant... Mais il représente aussi une occasion. Cela arrange par exemple les salafistes égyptiens, tout à leur entreprise de détournement de la révolution. L'Etat iranien, lui, y voit une nouvelle occasion d'incriminer l'Occident. En parlant de l'Iran, vous aurez remarqué qu'on a aussi profité de l'occasion pour relancer et "indexer" la fatwa lancée contre Salman Rushdie, son éventuel meurtrier se verra récompensé de 3,3 millions $. A Téhéran, on ne se cache d'ailleurs pas pour affirmer qu'il serait "très approprié de l'exécuter en ce moment".
Quel est le rapport entre l'Iran, Salman Rushdie et L'innocence des musulmans?
L'opprobre jeté sur Rushdie en 1988 n'est pas plus spontané que la soi-disant vague d'indignation actuelle. A l'époque, le pouvoir iranien devait faire oublier son échec dans sa guerre contre l'Irak. Et il est tombé sur Les versets sataniques,un livre qu'il n'avait pourtant pas interdit au départ. De la même façon que le film apparu sur Youtube il y a six mois s'est soudainement transformé en brûlot. Or, aujourd'hui, le gouvernement a de nouveau besoin de détourner l'attention de sa population, car son bilan économique est désastreux.
Quant au film proprement dit, il soulève un autre enjeu: qui est le meilleur musulman? Qui va protester le plus? Sera-ce l'Iran ou l'Arabie saoudite? Ces deux pays désirant chacun se poser en leaders du monde musulman au terme d'une compétition politico-religeuse. Et gare à celui qui ne réagirait pas de manière assez rigoureuse à ce film. L'occasion est trop belle de jouer les champions de la lutte pour l'islam contre les ennemis préférés, Israël et les Etats-Unis.
Les médias occidentaux se sont-ils fait berner sur ce coup?
Pas tous. Un journal comme le New York Times a écrit qu'au Pakistan, les quelques manifestants ne représentaient que quelques groupes minoritaires ayant échoué à galvaniser les foules. En France, on a pu lire que les protestataires parisiens n'étaient en fait que 300. Et qu'ils avaient essayé la veille, en vain, faute d'avoir pu rameuter suffisamment de caméras de télévision. Vous parlez d'une flambée! Malheureusement, les caméras agissent sur le réel. Dans leur objectif, trois cents musulmans devant une ambassade, cela devient "le monde arabe en colère". Surtout que cette vision d'une âme arabe univoque et fanatique n'est pas neuve en Occident. Et qu'aujourd'hui, elle sert autant les islamophobes d'ici que les islamistes là-bas, pour qui il existerait une seule religion musulmane intemporelle, un seul dogme.
L'historien français Henry Laurens appelle ça "l'alliance des barbaries". Un jeu pervers où une violence islamique provoque une bouffée d'islamophobie qui suscite en retour un regain d'islamisme...
C'est exactement ça. Avec une immense majorité de gens raisonnables coincés au milieu qui ont le mauvais goût de ne pas faire vendre du papier. Qu'il y ait des gens offusqués, d'accord, mais ce n'est pas la révolution ou l'embrasement qu'on nous décrit parfois. Ils sont à peine quelques milliers en tout à avoir manifesté de par le monde. Quant aux violences, notamment au consulat américain en Libye, il apparaît aujourd'hui qu'il s'agissait d'un attentat planifié de longue date. L'Islam n'est pas en ébullition. Il est là le danger: croire qu'il n'y a qu'"un islam", une essence islamique immuable.
Pour autant, on ne peut pas nier que les musulmans se montrent particulièrement sensibles quand il s'agit de religion. Pourquoi?
Il faut être clair, on manque d'éducation et d'autocritique au sujet de la religion dans les pays musulmans. C'est d'ailleurs ce qui permet à certains groupes ou dirigeants d'instrumentaliser à ce point la religion. Mais il ne faudrait pas non plus perdre de vue que, là-bas comme chez nous, la réalité économique attise le ressentiment des populations plus que les enjeux de politique internationale ou les références théologiques. A des degrés divers, nos populations et les leurs affrontent les mêmes problèmes. Alors pourquoi appliquer ici une analyse politique et une lecture uniquement religieuse là-bas?
Parce qu'on ne peut pas s'empêcher de noter une certaine radicalisation des populations musulmanes?
C'est vrai que la rue arabe, même en Belgique, se montre plus respectueuse du fait religieux qu'auparavant et affiche un certain conservatisme moral. Mais, de nouveau, du moins c'est l'analyse que j'en fais, c'est dû aux mouvement radicaux, qui ont su utiliser de la pauvreté et des inégalités creusées par le modèle néolibéral. Soit le terreau sur lequel pousse le sentiment d'injustice, et donc le retour au religieux.
De son côté, l'hebdo satirique Charlie Hebdo relance une série de caricatures de Mahomet. Opportun?
Peu importe. Il ne faut jamais toucher à la liberté d'expression. Même si elle est inopportune, même si elle met de l'huile sur le feu. Surtout au moment où 57 pays islamiques tentent d'inscrire le blasphème parmi les crimes et délits reconnus en droit international. C'est justement maintenant qu'il faut résister, alors que les capacités de résistance du monde occidental sont mises à l'épreuve.
Dossier complet dans le Moustique du 26 septembre.