
On s'est fait la tour du Midi

Dès la sortie de la gare du Midi, elle se dresse comme un éperon, fendant le ciel gris bruxellois. La "tour des pensions" culmine à 150 mètres de hauteur: elle est le phare de la capitale. Plantée au confluent de Saint-Gilles, d’Anderlecht et de Bruxelles-Ville, elle domine tout, toisant la tour des Finances, six mètres plus petite, à 3 kilomètres de là. Pour ses cinquante ans, l’Office national des pensions (ONP) qui l'occupe a organisé dix jours de visite. Mille curieux ont eu la chance de réserver une place dans l’une des vingt visites qui se sont déroulées entre le 13 et le 23 octobre dernier: "Moi je viens surtout pour le panorama", explique Marcel Van Damme, 71 ans, un appareil photo en bandoulière. La visite permet aussi d'assouvir la curiosité des nombreux retraités présents. La tour du Midi, c’est le symbole mystérieux d’un des piliers de notre Sécurité sociale depuis 50 ans.
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Ce matin-là, autour d’une tasse de café réglementaire, les premiers visiteurs (francophones - les Flamands ont droit à leurs propres visites) se répartissent sur la dizaine de mange-debout du vaste espace vitré. Le lounge du bloc B de la tour du Midi garde un doux parfum seventies malgré les rénovations successives. Presque toutes les conversations tournent autour des récentes sorties gouvernementales. On le sait, le nouveau gouvernement fédéral de Charles Michel a décidé de reporter l’âge de la retraite à 67 ans dès 2030. Le coût des pensions représentait 9,9 % du PIB belge en 2012 et devrait atteindre 14,5 % en 2060. Selon la coalition suédoise, il fallait agir et l’allongement de carrière paraissait inévitable. Une mesure qui ne plaît évidemment pas à tout le monde. Françoise Compère a 62 ans. "Moi, je suis déjà pensionnée mais… d’ici justement. J’ai travaillé 38 ans dans ce bâtiment. Je gagne précisément 1.058,76 euros par mois pour ma retraite. Personnellement, je suis vraiment heureuse de ne pas être jeune aujourd’hui vu ces nouvelles annonces. Mais je suis venue montrer tout ça à mon mari."
Une vue à 100.000 dollars
La visite démarre. Direction le sommet de la tour. Une vingtaine de personnes se répartissent dans deux ascenseurs qui les propulsent aux 36 étages à une vitesse de 4 mètres par seconde. Le vent s’engouffre violement dès l’ouverture de la porte extérieure. Les cheveux grisonnants, pour la plupart, se plaquent sur les têtes. Les participants grimpent tant bien que mal un dernier escalier métallique. Mais la récompense est à la hauteur. La vue est époustouflante. Sous les yeux, l'immensité de la capitale, et même bien davantage. "Regardez, on voit la butte du Lion de Waterloo!" s’exclame Henri, un ancien cafetier. "Par temps clair, on peut même apercevoir le clocher de la cathédrale de Malines à plus de 20 kilomètres" surenchérit Damien Devlieger, le guide du jour, qui travaille au service technique de la tour.
Tout le monde sort son appareil photo. Les plus jeunes ajustent des selfies. Le jeu? Repérer les édifices importants de la capitale: le palais royal, le Berlaymont, le marché de la place du Jeu de Balle ou encore le chantier de l’Otan. Les minutes passent. Damien Devlieger doit déjà presser les visiteurs. Le reste du parcours les attend. Comme la découverte de l’immense réservoir d’eau à disposition des pompiers en cas d’incendie et les unités de traitement de l’air situées juste en dessous du toit.
Appelez le 1765
Retour aux étages inférieurs. "Vous êtes ici au 25e niveau, au call center pour les francophones, explique Jacqueline Baillant, chef de service qui accueille le petit groupe à la sortie de l’ascenseur. Lorsque vous appelez le 1765, vous tombez ici et l’un de nos agents vous renvoie vers le service approprié." Le 1765, c'est le nouveau numéro d'appel gratuit, lancé en octobre 2012, qui permet à n'importe quel Belge de poser toutes les questions relatives à sa pension légale, peu importe le régime dans lequel il a travaillé.
Déception, quand même. On s'attendait à un décor délicieusement vintage. Las, les différentes rénovations ont progressivement transformé les 41.000 m2de surface utile de la tour du Midi en open space typiques des immeubles de bureaux modernes. Une différence, malgré tout: les nombreux compartiments, séparés par de fines cloisons, semblent désespérément vides. D'où quelques remarques sarcastiques sur les temps d'attente parfois longs quand on compose le 1765, et quelques rires étouffés. La chef de service se justifie: "Nombre de fonctionnaires font désormais du télétravail". Le 25en'est d'ailleurs pas le seul étage qui paraît dépeuplé. Autrefois, la tour accueillait chaque jour quelque 2.500 fonctionnaires. Télétravail oblige, ils sont désormais moins de 1.700 à en franchir les portes.
Dans les caves, la scénographie change brusquement. Les grandes baies vitrées cèdent la place à un univers de néons. Un long couloir labyrinthique mène à la chaufferie au bruit assourdissant. Trois énormes chaudières fixent la température de l’ensemble du bâtiment à 21°. Avec une consommation de fuel astronomique: 500.000 litres annuels. Mais il paraît que c'était pire avant. "On a multiplié les efforts pour réduire drastiquement la note. Autrefois, on en était à un million de litres",argumente Damien Devlieger. Même si la tour du Midi est l’un des gratte-ciel les plus anciens de Bruxelles, il fait ainsi aujourd’hui office d’exemple en termes de performance énergétique.
La visite touche à sa fin. Tout le monde semble ravi. Néanmoins, entre les explications techniques sur le bâtiment et la visite du call center, le sentiment d’être passé à côté de l’essentiel, soit le fonctionnement quotidien de l'immense machine à gérer notre système de retraites, demeure. Un peu mauvais, on s'attendait à du Kafka, de la poussière et des kilomètres de dossiers. On aura surtout eu des ordinateurs, de la moquette et encore des ordinateurs... Mais après tout, peu importe, du 36e, la vue panoramique était tellement magique.
Une tour et des chiffres
- Durant dix ans, la tour du Midi porta le titre honorifique de plus haut bâtiment européen, jusqu’à la construction de la tour Montparnasse (210 m) à Paris en 1974.
- La grande particularité de ce bâtiment, ce sont ses 36 étages suspendus à un noyau central. Il n’y a donc aucune colonne verticale comme dans une tour classique...
- Depuis 2009, d’importants efforts ont permis d’économiser 37 % des combustibles, 29 % de l’électricité et 6.017 tonnes de CO2.
- A sa construction, des espaces pour des vérins hydrauliques ont été prévus pour redresser la tour en cas de tremblement de terre. Ils n’ont jamais été installés.
- Les façades d’origine ont été recouvertes d’un nouveau revêtement vitré en 1994. Un lifting qui a permis de transformer le vieil immeuble années 60, aux lignes si typiques, en tour d’apparence très moderne.