
Prostitution 2.0 : la face cachée de la pauvreté étudiante

Les concepteurs, qui ne s’embarrassent d’aucun sexisme ou cliché, jouent à fond sur le phénomène de société. “La vie d’étudiant n’est pas une vie aisée, justifie Sigurd Vedal. Vous aurez besoin d’argent pour payer vos manuels, pour un nouvel ordinateur, un logement, vous nourrir et vos moments de détente. C’est d’ailleurs pour cette raison que la plupart des étudiants doivent avoir recours à des prêts pendant leurs études. Les étudiants du nouveau millénaire ont donc dû trouver de nouvelles manières d’être entretenus et aidés financièrement”. Et le profil des hommes mûrs qui ont un appétit pour la chair fraîche et innocente porte désormais un nom: ce sont les hommes pumas, l’équivalent des cougars féminines. Tout cela se vivrait donc aujourd’hui de manière décomplexée. “Il faut se méfier de leurs chiffres. Ceux qui gèrent ces sites vérifient rarement le statut réel des personnes, si elles sont vraiment étudiantes ou non, et leur localisation. On retrouve là beaucoup de prostituées professionnelles, parfois travaillant depuis l’étranger, qui multiplient les faux profils”, prévient Renaud Maes, chercheur, docteur en Sciences sociales et du travail de la faculté des Sciences sociales et politiques de l’ULB.
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Il a recueilli des dizaines de témoignages d’étudiants en situation de prostitution. “C’est un phénomène dont on parle soudain beaucoup, commente Florent Loos, sexologue, notamment dans des plannings familiaux attenants aux universités. Mais il faut se souvenir qu’on a estimé que le précédent site du même protagoniste, Victoria Milan, présentait 90 % de faux profils. On est dans une société hyper-sexualisée. Et donc le sexe vend et attire. Il y a toujours eu des femmes qui ont cherché à se faire entretenir et beaucoup d’hommes ont du mal à vieillir ou, après un divorce, éprouvent le besoin de se mettre avec une jeune femme. Et puis, se faire offrir le restaurant et des habits contre une relation sexuelle, est-ce de la prostitution? La limite n’est pas facile à établir.”
“Sur ces sites, il n’y a pas de naïveté à avoir sur le fait qu’il ne s’agit pas d’amour mais de sexe tarifé, tranche Renaud Maes. On est bien dans la relation égocentrique type: je paie pour avoir mon plaisir. Avec un site comme RichMeetBeautiful, c’est explicite.” Les concepteurs disent qu’il y a moins (ou pas) de transactions en cash dans ces rencontres. C’est faux. Il y a parfois de l’achat de matériel, ce qui est une manière de déculpabiliser le client et de lui donner l’impression qu’il est un bienfaiteur et qu’il n’a pas recours à une prostituée. “Mais ce type de don se retrouve aussi dans la prostitution en appartement”, signale Renaud Maes.
Je suis une lolita, c’est pas ma faute à moi
C’est la vérité toute nue: il y a désormais de la prostitution sur tous les sites de rencontre. Tinder compris. C’est du tapinage 2.0. Ce type d’approche, lors de la phase de recrutement, est moins dangereux qu’en rue. L’interface virtuelle permet de négocier le tarif, le cadre où cela va se passer et d’éviter la concurrence. Les querelles entre prostituées sur l’avenue Louise, par exemple, sont extrêmement violentes. “Par contre, avec le client en ligne, le problème c’est qu’il peut mentir, avoir créé un faux profil, ne pas respecter ses engagements. Le succès de la prostitution en ligne s’explique aussi par les politiques de répression de la prostitution de rue. Le Net est un refuge”, poursuit Renaud Maes. La prostitution étudiante, elle, est un phénomène inquiétant même s’il n’est pas totalement neuf. On en retrouve des traces au XIIIe siècle à l’université de Paris, c’était alors le fait de très jeunes hommes. Ce qui est nouveau: depuis vingt ans, on assiste à une précarisation des étudiants dû à la massification de l’accès aux études. De plus en plus de jeunes suivent (ou tentent de suivre) des études. Et les finances ne suivent pas forcément. On estime, en Europe, qu’il y a entre 3 et 5 % de la population étudiante qui a recours à la prostitution de manière occasionnelle ou régulière. Ce sont les chiffres les plus probables. En Belgique, 16.000 “étudiantes” seraient “sugar babies”, selon la journaliste Julie Denayer, qui a récemment signé un reportage sur le sujet.
Derrière la jolie image de la jeune fille qui échange quelques sourires et plus si affinités pour se payer un nouveau sac à main de luxe, il existe une réalité assez dure. Tous les témoignages d’étudiantes (mais il y a aussi des étudiants) que Renaud Maes a reçus sont liés à un besoin d’argent rapide, souvent lié à une situation d’endettement. Ce n’est évidemment jamais présenté comme ça au client. Souvent elles se présentent comme des femmes vivant très bien, qui n’ont besoin de rien. “Il vaut mieux donner une image jeune et jolie pour déculpabiliser le client. Mais quand on fait un vrai bilan social de la situation, on sort de l’image glamour. L’entrée dans ce schéma pour la majorité d’entre elles, c’est la précarité réelle, assure Renaud Maes. Il faut aller au-delà de la machine à fantasmes, du mythe de la lolita.” À chaque hausse des frais d’inscription à l’université en Grande-Bretagne, une augmentation de la prostitution étudiante a d’ailleurs été enregistrée.
Manque de poursuites
Quelle réponse à ce phénomène? Le site sugardaddy.fr a été attaqué en justice pour “proxénétisme en bande organisée” à Paris, sur la base d’une plainte de l’association Équipes d’action contre le proxénétisme. Mais c’est compliqué. Internet reste encore une terre inconnue pour les parquets et la Belgique n’a pas l’arsenal juridique pour lutter. Très peu d’infractions commises sur le web sont poursuivies. Ces sites sont d’autant plus difficiles à contrôler qu’ils sont hébergés dans des pays où le proxénétisme n’est pas poursuivi, ou pas comme en Belgique. Pour Renaud Maes, le meilleur moyen est de travailler en amont et de redéployer les aides aux étudiants. Mais il existe un manque de coordination des aides: les CPAS travaillent de leur côté, chaque école ou université a son système d’aide… Les étudiants sont ballottés et ne comprennent pas ce à quoi ils ont droit. Par ailleurs, il faut développer les services d’aide d’urgence pour les étudiants et leur garantir l’anonymat. L’angoisse majeure des étudiantes qui se prostituent, c’est d’être repérées. “Ces rendez-vous tarifés prennent beaucoup de temps aux étudiantes et prennent souvent le pas sur leurs études, témoigne Renaud Maes. Les étudiantes que j’ai suivies ont pour la plupart décroché de l’université parce que l’activité nécessitait beaucoup de temps, d’efforts pour s’entretenir. L’usage de stupéfiants vient souvent s’ajouter pour améliorer les prestations sexuelles. Elles ne sont pas forcément mal dans leur peau. Mais la majorité des situations sont dues à la précarité. Et personne ne se dit un jour en se regardant dans le miroir “maintenant je vais devenir prostituée.” Mais se rêver princesse sur un site de rencontre, plus d’une l’a fait un jour.