
Migrants, de l'humanitaire à la correctionnelle

On les dit atteintes du syndrome de Noé, cette maladie mentale qui consiste à accueillir toute la misère animale. Sauf qu’on ne parle pas ici de chiens, de furets ni de moutons, mais bien de réfugiés soudanais, afghans, érythréens ou égyptiens. Nuance. Sur le banc des accusés, Myriam Berghe et Anouk Van Gestel sont notamment inculpées de trafic d’êtres humains. Deux mères de famille, deux femmes que la rédaction de Moustique connaît bien. Myriam est journaliste littéraire chez Femmes d’Aujourd’hui et Anouk est rédactrice en chef de Marie Claire Belgique.
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Sans préjuger quoi que ce soit, constatons d’emblée que le profil de celles qu’on accuse d’être les coauteurs d’une organisation criminelle est pour le moins atypique. Comment expliquer cette descente aux enfers? Vouées corps et âme à la cause des migrants, ces femmes ont-elles franchi la ligne rouge? Au moment où le gouvernement est appelé à clarifier les circonstances entourant le décès de Mawda et où la politique migratoire menée par la N-VA n’a jamais été aussi contestée, ce premier jugement risque de faire jurisprudence. Or, elles risquent jusqu’à 10 ans de prison…
Comment est née cette envie d’aider les migrants?
MYRIAM BERGHE - En me rendant dans la “Jungle” de Calais pour un reportage et une distribution de vêtements. Un choc tellement effroyable que j’ai tout de suite compris que j’allais y retourner. Je rencontrais un tas de gens avec qui je créais des liens d’amitié. J’y allais de plus en plus souvent. À la fin, je logeais dans la Jungle.
Avec quel impact sur votre vie quotidienne?
Cet investissement prenait le pas sur tout. Une vraie spirale. Quand on apprend que l’une de ces personnes vient de se tuer en tentant de monter sur un camion, qu’une autre est gravement malade, ça vous prend aux tripes. Cette vie d’Européen nanti qui s’imagine qu’il a des pro- blèmes et cherche le bonheur dans des livres de développement personnel ne me concernait plus.
La Jungle n’était pourtant pas peuplée que de personnes bien intentionnées...
Non. C’était d’ailleurs le paradoxe de ce bidonville. Littéralement cerné de CRS et en même temps complètement hors la loi. Dans un journal calésien, le chef des passeurs a déclaré se faire 420.000 euros par mois. Ce qui a forcément attiré toutes les autres mafias. Je connaissais leur existence, mais ne voulais pas les voir. C’était déjà assez dur. Si j’avais pris la mesure du danger, peut-être que je n’y serais plus allée.
Vous avez ensuite hébergé des migrants chez vous...
Oui. Hassan, un Égyptien de 28 ans que je connaissais de vue, s’est procuré mon numéro et m’a demandé s’il pouvait venir à Bruxelles. Les Égyptiens étaient la cible principale des rafles car ils étaient vus comme des migrants écono- miques. J’ai tout de suite accepté et je suis allée le chercher à Calais. Il avait une opportunité d’emploi dans une compagnie théâtrale qui voulait travailler avec un réfugié. Lorsque ses amis de la Jungle sont arrivés à la gare du Nord, il a été les trouver et je les ai logiquement hébergés. Ne pas le faire aurait été impensable puisqu’ils m’avaient accueillie pendant deux ans à Calais. Au total, j’en ai hébergé 55. Mon appart était devenu une nouvelle Jungle!
J’étais épuisée, je ne réfléchissais plus, comme un cheval au galop. Mais j’étais toujours mieux lotie qu’eux.
Un terrain glissant?
Je l’ai très vite senti. Je recevais des messages et des visites en pleine nuit, je n’avais plus d’intimité, plus d’argent. J’avais de plus en plus de mal à concilier cette vie et mon travail. J’étais tellement épuisée que je ne réfléchissais plus, j’étais comme un cheval lancé au galop. Mais je m’en foutais, j’étais toujours mieux lotie qu’eux.
Jusqu’au jour où la police a mis un terme à tout cela...
J’ai été réveillée à 5 heures et j’ai vu 10 flics en arc de cercle dans la rue, les yeux braqués sur moi. Ils ont crié “Police judiciaire, ouvrez!” J’ai demandé le motif de leur visite. “Trafic d’êtres humains”. Je n’ai pas compris. Mon cerveau a buggé, je suis devenue spectatrice. Depuis trois ans, je consacre ma vie à essayer d’aider des gens et je me retrouve poursuivie pour trafic d’êtres humains. C’est infamant.
Le Parquet vous reproche d’avoir joué les passeurs. Que répondez-vous?
Je ne suis pas une trafiquante d’êtres humains. Je n’ai ni permis ni voiture et n’ai jamais essayé de faire passer qui que ce soit en Angleterre. Au contraire, je les encourageais toujours à ne pas le faire et à demander l’asile ici. En revanche, je reconnais avoir eu ce coup de fil avec Anouk où elle se renseignait auprès de moi sur la possibilité d’entrer en contact avec un passeur. Ce qui ne s’est pas fait. On me reproche aussi d’avoir utilisé deux ou trois fois Western Union pour récupérer de l’argent (sans papiers, c’est impossible) pour un migrant. Alors oui, j’ai peut-être franchi la ligne jaune mais jamais la rouge.
Et cette accusation d’hébergement de personnes connues pour leur comportement délictueux?
Oui, j’ai hébergé des passeurs. Mais il faut voir de quelle réalité on parle. Les douze personnes interpellées dans ce dossier n’ont rien à voir avec ce que le droit appelle des “trafiquants d’êtres humains”. Ce sont des jeunes paumés qui essaient de survivre en devenant de petits passeurs, le temps de se payer eux-mêmes un passage. En Belgique, de nombreuses personnes hébergent des passeurs à leur insu! Ce sont des pieds nickelés qui demandent 300 euros pour refermer la porte derrière le camion et ne savent même pas lire notre alphabet. Voilà pourquoi un tas de migrants se retrouvent malgré eux en Allemagne ou en Pologne. Ce sont des opportunistes qui ne sont pas organisés et n’ont pas de double fond ni de camionnette qui file sur les autoroutes comme lors du décès de la petite Mawda. Non, rien à voir avec les trafiquants d’êtres humains que l’on croisait dans la Jungle: des réseaux kurdes ou afghans armés de kalachnikov qui demandaient 10.000 euros pour un passage.
Un tribunal flamingant, deux journalistes francophones accusées. Joli coup de la N-VA à l’approche des élections.
Pourquoi n’avez-vous pas refusé d’héberger ces passeurs?
Parce que ce sont eux qui ont le plus de mal à trouver un toit. Héberger une famille de Soudanais, c’est relativement facile. Mais ces jeunes-là ont l’air dur et font flipper. Certains sont junkies, d’autres incontrôlables. Ce sont des gamins que la survie a rendus sans foi ni loi. Qu’est-ce que je pouvais faire? Les laisser dans la rue revient à les criminaliser. Comment voulez-vous qu’ils survivent sans devenir passeurs ou tireurs de portables? Comparée à leur situation actuelle, la Jungle, c’était le Club Med!
C’est-à-dire?
À Calais, tout était finalement assez bien organisé. Ils mangeaient entre eux, pouvaient prendre des douches et laver leur linge. Il y avait beaucoup d’associations qui leur facilitaient la (sur)vie et leur rendaient un peu de dignité. À la gare du Nord, en revanche, il n’y avait rien. Ils vivaient comme des rats, se mettaient à fumer du crack et de l’héroïne. La violence était omniprésente. Ils se faisaient attaquer à la barre de fer pendant qu’ils dormaient, se prenaient des coups de couteau. Quand un autre, préado, se faisait violer. La chute a été vertigineuse.
Avez-vous des regrets?
Non. Même si j’aurais dû me préserver davantage et surtout Hassan. C’était le but initial et il est en prison depuis 7 mois. Sinon, tout ce que j’ai fait, je l’ai fait car je trouvais ça légitime.
Risquez-vous réellement la prison?
Le Parquet requiert de 5 à 10 ans de prison et mon avocat n’est sûr de rien. Nous ne sommes plus aujourd’hui accusées d’association de malfaiteurs mais, pire, d’organisation criminelle. Soit juste en dessous de l’organisation terroriste! L’instruction a été menée sur la base d’une idée préconçue et triturée dans tous les sens pour coller à leur hypothèse. Sauf transfert à Bruxelles, nous serons jugées à Dendermonde. Un tribunal flamingant, proche de la N-VA, considéré comme le plus dur de Belgique. Et le fait d’avoir intégré deux journalistes francophones à ces “passeurs” dénote clairement une volonté politique de faire un exemple. Y compris pour les hébergeurs. Un joli coup de propagande N-VA à l’approche des élections. Mais je ne crains pas la prison. Aujourd’hui, plus grand-chose ne me fait peur.