
CEB - Derrière les 90 % de réussite, des jeunes pas prêts et envoyés au casse-pipe

"Je ne suis pas inquiète car les enfants n’ont jamais eu de problèmes durant leur scolarité. Je n’ai jamais dû beaucoup intervenir, car elles ont toujours fait leurs devoirs à la maison. Les filles sont exigeantes vis-à-vis d’elles-mêmes et c’est la même chose pour la petite dernière”, explique Véronique, maman de 56 ans, dont la fille cadette, en 6e primaire, passera du 15 au 21 juin, comme tous les enfants de son âge, les épreuves du certificat d’études de base (CEB). Un diplôme qui atteste de la maîtrise des compétences de base des élèves à la suite de leurs trois années de maternelle et des six de primaire. En bref: écrire, lire, calculer, et quelques notions de géographie, d’histoire et de sciences.
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Véronique a raison de ne pas s’en faire. Et pas seulement parce que ses trois autres filles ont déjà passé l’épreuve sans encombre. Un petit coup d’œil sur les statistiques officielles aurait suffi à la rassurer. Chaque année, 90% des enfants de fin de primaire, voire parfois davantage, reçoivent leur bon de sortie. Un chiffre qui revient chaque année avec la régularité d’un métronome et que ne renierait pas un dirigeant de république bananière un soir d’élection. Une constance qui doit peu au hasard, beaucoup au processus de préparation des examens. “Les épreuves sont testées et des questions rejetées si nécessaire pour garantir une continuité dans les résultats d’une année à l’autre et arriver à une moyenne d’environ 72 % des points en maths, 73 % en français et 75 % en éveil. En général, cela engendre un taux de réussite global de 90 % à l’ensemble des épreuves. L’idée est de maintenir une régularité dans le niveau de difficulté”, explique l’inspecteur général pour l’enseignement fondamental Gérard Legrand.
50 % : le seuil de réussite
Ces 90 % sont pourtant moins proches de la perfection qu’il n’y paraît. L’impuissance de l’école fondamentale à casser les inégalités sociales continue d’y apparaître en filigrane. Le taux d’obtention ne représente pas la proportion d’enfants qui savent lire, écrire et calculer correctement à la fin de leurs études de primaire, mais ceux pour lesquels l’école estime à tort ou à raison ne pas pouvoir en faire davantage. Tout en sachant pourtant que certains échoueront inévitablement en secondaire.
Le seuil de réussite, voilà un chiffre dont les autorités se gardent bien de faire la publicité lorsqu’ils communiquent fin juin les résultats. La première fois qu’on en a entendu parler, nous, ce fut dans le bureau de la directrice de l’Institut Notre-Dame à Anderlecht, une école fondamentale de 600 élèves située dans un des quartiers les plus paupérisés du pays. Ce seuil, placé à 50 %, de nombreux enseignants et chefs d’établissements l’estiment insuffisant. “À 50 %, nous sommes dans l’obligation de lui octroyer le CEB. Mais un enfant qui a obtenu 50 % ou un peu plus n’a pas spécialement le niveau requis pour la première secondaire. Que ce soit avec mon équipe pédagogique ou d’autres directions, on se dit que pour qu’un enfant soit vraiment prêt, il doit avoir un minimum de 60 % à ses examens”, explique Christine Toumpsin, qui préside par ailleurs le collège des directeurs de Bruxelles et du Brabant wallon.
C’est parfois très compliqué parce qu’on voit partir des élèves dont on sait très bien que cela ne sert à rien de les envoyer au casse-pipe, avec d’inévitables dégâts en termes d’estime de soi
L’an dernier, près de 90 % des élèves de cette école anderlechtoise ont obtenu leur CEB, soit un chiffre équivalent à la moyenne en Fédération Wallonie-Bruxelles. Or, parmi eux, entre 10 et 15 % des enfants n’avaient pas obtenu les 60 %. “Tous ces enfants ne recouvrent pas la même réalité. Il y a des primo-arrivants qui sont arrivés six mois plus tôt et qui ont travaillé dur, ceux qui n’ont jamais travaillé et d’autres qui se donnent mais restent toujours très juste”, détaille la directrice. Celle-ci n’est pas seule, loin de là, à soulever la question du seuil de réussite du CEB. “C’est parfois très compliqué parce qu’on voit partir des élèves dont on sait très bien que cela ne sert à rien de les envoyer au casse-pipe, avec d’inévitables dégâts en termes d’estime de soi”, lâche Ghislain Maron, directeur de l’École ouverte d’Ohain et président de l’association inter-réseaux des directions d’écoles (AIDE).
Ancienne inspectrice dans l’enseignement fondamental, Nicole Wauters va plus loin que la directrice anderlechtoise. Pour elle, le niveau d’obtention des points garantissant la maîtrise suffisante des compétences minimales n’est pas de 60 %, mais plutôt… de 70 ou 75 %. “La question qui se pose, c’est celle de la signification qu’on attribue au fait d’atteindre ce seuil. Est-ce qu’on estime qu’un enfant qui a 52 ou 54 % de moyenne détient les compétences de base ou bien qu’il en a acquis la moitié ?”, lance cette militante du mouvement Changements pour l’égalité, un mouvement socio-pédagogique d’éducation permanente reconnue en Fédération Wallonie-Bruxelles et luttant contre les inégalités à l’école.
À 15 ans, un francophone sur deux a déjà doublé
L’inspecteur général pour l’enseignement fondamental, lui, préfère voir la copie à moitié pleine. “Un élève qui réussit juste à 50 % dans chaque matière, on peut considérer qu’il a maîtrisé 50 % des compétences qu’il faut certifier à 12 ans. L’élève qui a réussi de belle manière aura, il est vrai, sans doute plus de chances dans le secondaire qu’un autre qui a réussi tout juste. Mais il ne faudrait pas hypothéquer les chances de chacun. De nombreux facteurs peuvent intervenir.”
Sauf qu’à 15 ans, un jeune francophone sur deux a déjà doublé, alors qu’on n’en dénombre que un sur quatre en Flandre. Alors, trop faciles ou difficiles, les épreuves du CEB ? Cette question qui agite chaque année de nombreux parents renvoie en réalité à celle, beaucoup plus sensible, des inégalités sociales. C’est reconnu: les enfants dont l’entourage peut fournir des explications supplémentaires, voire payer des cours privés, ont plus de chances d’obtenir des bons résultats. Sans détour, Ghislain Maron résume: “À partir du moment où on met en place un système où on dit “voilà, les épreuves doivent être les mêmes, aussi bien pour les enfants de Waterloo que ceux de Saint-Josse ou Jumet”, il faut évidemment un seuil de réussite relativement bas. Je connais beaucoup d’écoles du Brabant wallon qui trouvent que c’est trop facile, mais, a contrario, dans des écoles d’Anderlecht ou certaines communes, ils sortent quand même avec beaucoup plus d’échecs et de difficultés. C’est tout le système qu’il faut changer”.
Les élèves les moins performants viennent en majorité de milieux défavorisés. Non, l’ascenseur social ne fonctionne pas
Un système éducatif qui prolonge aujourd’hui les disparités sociales pour les convertir en inégalités scolaires. “Entre les très bons résultats et les mômes complètement perdus, les écarts sont énormes en Belgique. Et il se trouve que les élèves les moins performants viennent en majorité de milieux défavorisés. Non, l’ascenseur social ne fonctionne pas”, relève Bernard Rey, professeur de sciences de l’éducation à l’ULB. Au soir des délibérations, les équipes pédagogiques sont parfois confrontées à un cruel dilemme: opter pour le redoublement ou faire passer l’élève. “Refaire un peu plus de ce qui n’a pas été n’a jamais servi à rien”, coupe une responsable pédagogique. Et les statistiques du premier degré différencié en secondaire, dans lequel sont envoyés les élèves en échec pour leur permettre de repasser leur CEB l’année suivante, sont catastrophiques. Seuls 2 % des élèves concernés en 2010 suivaient encore un cursus dans le général quatre ans plus tard.
Le Pacte d’excellence, dont la mise en œuvre doit s’achever est censé revoir le système scolaire de fond en comble. Mais, exposé à toutes sortes de compromis entre les acteurs impliqués, l’opération court à tout moment le risque de passer à côté de ses objectifs, de verser dans l’illisibilité. En attendant, Véronique, notre maman, le reconnaît: la réussite de ses quatre filles ne tient peut-être pas tout à fait au hasard. “C’est vrai qu’elles ont toujours baigné à la maison dans une ambiance tournée vers l’école. On valorise les apprentissages, on est entouré de bouquins, on va au musée, au cinéma…”