
Le développement personnel est-il une religion ?

Sur le marché américain, on estime le chiffre d’affaires de ce secteur à plusieurs milliards d’euros. Chez nous, chacun peut se rendre dans une librairie et constater que tous les domaines sont “contaminés” par le développement personnel. De comment agir pour la planète à comment mettre les enfants au lit, vous trouverez des livres de recettes pour tout vivre en mieux. Pourtant, même ses promoteurs n’apprécient pas cette appellation, car le qualificatif “personnel” fait individualiste. “Or, le développement personnel, ce n’est pas de l’égoïsme, de l’égologie. C’est être bien avec soi pour être avec les autres. Et aujourd’hui, les livres de développement personnel sont nombreux à puiser dans les neurosciences”, explique Nicolas Marquis, professeur de sociologie à Saint-Louis et auteur de Du bien-être au marché du malaise (éditions Presse universitaires de France), qui a enquêté sur le phénomène.
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Les livres en développement personnel sont devenus un business où il y a à boire et à manger…
NICOLAS MARQUIS : Certains sont scientifiquement fondés, d’autres pas du tout et ils sont même dangereux. Le public qui en lit est plus féminin que masculin, plutôt classe moyenne et supérieure, mais surtout on y retrouve des personnes qui travaillent dans les universités, des scientifiques durs aussi. En réalité, les gens ne lisent jamais gratuitement ces ouvrages. Ils les lisent comme une notice Ikea : non pour le plaisir mais pour monter un meuble. Les gens lisent ça en se disant qu’ils n’ont de toute façon rien à perdre. J’ai même rencontré une dame, très féministe, qui lisait Les hommes viennent de Mars et les femmes de Vénus, de John Gray. Elle m’a dit : “C’est contre mes conceptions féministes mais ça marche. Maintenant, je sais comment m’y prendre avec mon mari.”
Comment comprendre ce paradoxe ?
Si les bouquins de développement personnel vraiment mauvais continuent de se vendre, c’est parce que les gens en attendent quelque chose, comme les horoscopes. C’est n’importe quoi mais c’est chouette de se prendre au jeu. Dans le développement personnel, c’est exactement ce qui se passe. Les gens lisent des phrases d’une banalité confondante. Mais ils vont chercher dans leur vécu ce qui correspond à ça. Dans le développement personnel, la grande partie du boulot est faite par le lecteur. Ce qui est déterminant, ce n’est donc pas la qualité du livre mais l’investissement de la personne.
Le développement personnel est-il une nouvelle religion ?
Je ne sais pas, mais le fondateur de la sociologie disait que la religion des individus est aussi contraignante aujourd’hui que les religions précédentes… Mais nous sommes dans une société individualiste. Votre autonomie personnelle a aujourd’hui plus de poids que les choix que vos parents ont fait pour vous. Et comme dans toute religion, il y a des droits et des devoirs tout comme des élus et des damnés, dans le développement personnel. Les lecteurs de développement personnel estiment qu’ils sont ainsi un peu en avance sur les autres. Ils ont accédé à quelque chose. Mais ils ont aussi des devoirs. Tout le monde a aujourd’hui plus de ressources intérieures qu’il ne le croit. Tous les bouquins disent ça.
Quels sont les devoirs dictés par le développement personnel ?
Le premier, c’est que vous devez compter sur vous et pas sur l’extérieur. Le second devoir, c’est qu’une vie qui vaut la peine d’être vécue est la vie que vous avez choisie. C’est une responsabilité que vous avez par rapport à vous-même de vous développer. Par exemple, votre boulot ne vous plaît pas. Vous pouvez vous plaindre auprès de vos amis. Mais si ça dure, ils vous diront de bouger et ne plus vous plaindre. Dans cette religion, vous avez les élus qui ont été chercher à l’intérieur d’eux-mêmes et les damnés qui se plaignent.
Le développement personnel a alors quelque chose de très contraignant…
C’est une vision du monde en apparence très démocratique: tout le monde peut accéder à ses ressources mais en même temps chacun doit le faire. Aujourd’hui, le fait d’être malheureux est rendu incompréhensible, voire inacceptable. Par exemple, tu te plains d’être mal au boulot et, c’est vrai, tu as une charge de famille et le secteur est bouché. Mais il y a une chose que tu peux faire, c’est changer ton regard sur la situation. Si ça ne va pas, tu n’as qu’à t’en prendre à toi. On lit donc des bouquins pour qu’ils nous disent de nous améliorer. Le développement personnel célèbre l’action individuelle et rend incompréhensible et illisible la passivité. Fais quelque chose. Va chercher de l’aide.
Qui sont les gourous du développement personnel ?
Aujourd’hui, tout le monde peut être coach ou écrire en développement personnel. Ce qui fait que vous faites confiance à une personne pour vous aider, c’est son vécu, le fait que cette personne ait traversé des difficultés. Thomas d’Ansembourg était un avocat un peu triste, Thierry Janssen était un médecin classique qui a tout abandonné, Boris Cyrulnik est un résilient lui-même. On doit les croire parce qu’ils ont vécu. C’est aussi le signe qu’on accepte de moins en moins des relations inégales. Le coach est expert de votre expertise. Il ne sait pas mieux que vous. La main sur votre épaule, il vous dit que vous allez vous en sortir.
Est-ce qu’on peut devenir accro ?
Oui. Il existe des groupies prêts à dépenser des milliers d’euros pour aller écouter ou suivre un stage avec un auteur. Antony Robins, l’auteur de Libérez votre puissance intérieure organise par exemple des conférences avec des places à des centaines d’euros. L’investissement dépend de la profondeur de la brèche dans la souffrance de la personne. Et il n’y a pas que les dépenses en argent, il y a celles en temps et surtout cette incapacité parfois à prendre de la distance. Un rapport sain au développement personnel, c’est de parvenir à en sortir. Des gens deviennent prosélytes et veulent convaincre qu’ils ont raison. Cela devient problématique quand on veut convaincre au-delà du raisonnable.
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