Rencontre avec ces métis que la Belgique a arraché à leurs mères

Arrachés à leur mère, abandonnés par leur père et rapatriés de force en Belgique, 13.000 enfants métis du Congo restent prisonniers d’un pan honteux de l’histoire de la colonisation. Jeudi, au Parlement, le Premier ministre Charles Michel leur a présenté ses excuses au nom de la Belgique. Plusieurs métis avaient confié en 2017 l'histoire de leur vie.

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"On nous appelait les mulâtres, dit Luc. Nous n’étions ni Blancs ni Noirs. Nous étions les enfants du péché.” Mulâtre: le terme vient de mulet, croisement entre un âne et une jument. Cela donne une idée. Entre 13.000 et 20.000 enfants métis ont vu le jour entre 1908 et 1960. Cette affaire a été cachée pendant des décennies. Ces enfants sont nés le plus souvent d’une forme de droit de cuissage et de domination des Blancs sur les Noires, d’infidélités, de désirs furtifs et exotiques, rarement d’histoires d’amour. La Belgique, avec la complicité de l’Église catholique, a considéré ces petits métis comme des orphelins. Ils avaient pourtant des mères et des pères, ou du moins des géniteurs, bien vivants.

Neuf fois sur dix, les enfants métis n’ont jamais été reconnus par leur géniteur. Des jeunes colons belges qui avaient entre 25 et 30 ans quand ils arrivaient et à qui on attribuait une “ménagère”, une très jeune Noire de 13, 14, 15 ans qu’ils finissaient par engrosser. Ces enfants étaient le symbole de la supériorité blanche et mâle sur la race noire.

Ils ont été expédiés comme des paquets en Belgique

Des centaines d’entre eux ont été soustraits à leur mère, mis dans des institutions gérées par l’Église catholique. Et puis, en 1959, ils ont été expédiés comme des paquets en Belgique. On leur a enlevé leur nationalité belge, leur identité, leurs nom et prénom, leur filiation. Apatrides, déracinés, coupés de leurs liens affectifs et juridiques, ils souffrent d’immenses blessures communes. Mais chaque métis a une histoire différente.

Nous avons d’abord été enfermés dans des internats pour que rien ne se sache, pour nous cacher. Comme on avait une goutte de Blanc en nous, on ne pouvait pas être éduqués par des Africains. Mais pas comme des Blancs non plus. On falsifiait les noms et dates de naissance pour qu’ils ne correspondent pas à la naissance d’un enfant blanc du même père”, poursuit Luc Van Damme, 63 ans, qui est le plus jeune témoin encore en vie de la déportation des enfants métis en Belgique.

Même pas la nationalité belge

Il a été placé à Save, un “orphelinat” dirigé par des sœurs blanches, dans un petit village à 200 kilomètres de la capitale rwandaise Kigali, à l’âge de 4 ans. Il n’a aucun souvenir de sa mère, répudiée par son père. Un père qui lui en fait voir de toutes les couleurs, pensant que son fils n’était pas de lui. Un jour, il a suspendu son bambin au-dessus d’un trou plein de serpents en lui hurlant “je te lâche, je te lâche”. La nuit, Luc en fait toujours des cauchemars. “ J’ai uriné dans mon lit jusqu’à 14 ans. Je n’ai pas honte de le dire. Les sœurs nous donnaient des coups de chicotte quand ça arrivait.”

Luc, comme 300 autres enfants détenus à Save, est rapatrié du jour au lendemain en Belgique. Il a alors six ans. La sœur Lutgardis et le père Delooz, à l’origine de ce transfert, étaient animés des “meilleures” intentions: ils estimaient que ces enfants étaient en danger face aux troubles marquant l’indépendance et que, de toute façon, la Belgique leur offrirait un meilleur avenir. “ C’était un choc. On est arrivés à Melsbroek. Ça criait dans tous les sens. Des papiers circulaient. C’était comme un marché aux bestiaux. Je ne comprenais pas ce qui arrivait. Moi, j’ai eu de la chance. J’ai été accueilli par la famille Lenoir à Schaerbeek. Ils ont été extraordinaires.” Le pire était peut-être qu’ils étaient considérés désormais comme apatrides. “ Nous étions Belges quand nous sommes arrivés. Quelques mois après, le ministre de la Justice a fait un décret pour ordonner de retirer la nationalité belge à tous les métis, explique François Millieux, président de l’association Métis de Belgique. Sur ma carte d’identité d’étranger, ils ont mis “mulâtre”. En toutes lettres.” Un affront de plus. Pour la plupart, les métis ont dû passer par des actions judiciaires pour retrouver la nationalité belge. Ils ont dû se faire naturaliser et payer pour cela. Mais tous n’ont pas eu cette possibilité.

Une mère africaine n'abandonne jamais son enfant

Assumani Budagwa a mené une recherche pendant plus de vingt ans sur le sort des métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi. La barrière de couleur, niée mais réelle, le racisme ordinaire, a caractérisé la politique coloniale belge dans son ensemble. Et surtout la peur supposée de rébellion contre l’ordre des métis pour la Belgique et ses intérêts coloniaux. Dans son livre Noirs, Blancs, métis: la Belgique et la ségrégation des métis du Congo belge et du Ruanda-Urundi (1908-1960), Assumani Budagwa souligne le sentiment d’abandon dont la plupart des métis souffrent ou ont souffert.

Une mère africaine n’abandonne jamais son enfant, appuie en tremblant un peu Luc Van Damme. Mais on leur a dit que c’était beaucoup mieux pour leur enfant.” Et de raconter l’histoire terrible de la troisième compagne de son père militaire et sexagénaire à l’époque. Il vivait entouré de ses enfants de sang mêlé, de trois concubines successives. Il était sévère. Très. Elle, elle se prénommait Christine. Elle venait de mettre au monde Yuki, qui se prénommait au départ Marie-Louise. Quand l’indépendance est arrivée, Yuki avait quelques mois.

Une nuit, Christine a voulu reprendre avec elle son bébé. Le géniteur l’a entendue. Il a tiré sur elle, la blessant grièvement à la jambe pour lui arracher l’enfant. “ Elle est brisée pour toujours. La blessure ne s’est jamais éteinte. Je l’ai revue. Elle dit que c’est un crime contre l’humanité ce qu’elle a subi ”, murmure Luc. Une maman devenue aveugle témoigne avec ces mots brefs et bouleversants: “Je vais mourir sans jamais revoir mon enfant. Dites-lui que j’ai passé ma vie à vouloir le revoir”.

Toute ma vie, j'ai cherché mes parents

Au-delà des mères brisées, répudiées, la situation des filles était rude. Catastrophique, même. “ Elles ont été considérées quasiment comme des prostituées”, confie François Millieux. Du fait de cette mauvaise réputation, même au sein de leur propre entourage, “quand une maman noire donne naissance, encore aujourd’hui, à un enfant “blanc”, la famille dit “on va gagner de l’argent””. Elles sont souvent devenues des entraîneuses.

Et puis, les fratries ont été éclatées. Nombre d’enfants n’ont jamais été informés de l’existence de leur frère ou sœur métis comme eux. Les autorités et bonnes œuvres l’ont voulu ainsi pour “leur bien”, pour que les enfants ne puissent pas comparer entre eux le sort qui leur avait été réservé, les différences entre les familles d’accueil.

Jaak Albert a une mère tutsie du Rwanda et un père belge. À six ans, il a été placé dans un institut pour métis. Avant ça, il était harcelé par les Noirs et on lui interdisait de fréquenter des Blancs. À six ans et demi, on l’a envoyé dans une école en Belgique, à Anvers, et placé dans une famille. Il est devenu par la suite le premier policier de couleur du pays. “Toute ma vie j’ai cherché mes parents. Un jour, j’ai trouvé la trace de mon père. Il était enterré à Profondeville et j’ai découvert que j’avais un frère métis qui vivait là aussi. Ce fut fantastique de le rencontrer, dit Jaak avec un sourire d’enfant. Nous comptons sur l’espoir de notre reconnaissance à travers ce que nous avons subi.”

Réponses et excuses

Il faut rétablir cette vérité dans les manuels d’histoire. Jusqu’à aujourd’hui, c’était tellement tabou qu’on ne pouvait rien dire. Il y a un travail de mémoire” , plaide Pol Minguet, juriste de l’association. Même David Van Reybrouck, dans son essai retentissant Congo, en parle à peine.“On voudrait des réponses. Pour nous. Pour nos mamans africaines. On veut ça vite, tant que les victimes vivent encore. Et des compensations financières. Ce serait la moindre des choses vu ce qui s’est passé”, renchérit-il.

Les métis attendent toujours de savoir qui ils sont, d’où ils viennent et pourquoi. Les trois quarts d’entre eux ne connaissent toujours pas le nom de leur père et l’existence de leur mère. Leur ouvrir toutes les archives est la seule manière aujourd’hui de leur permettre de se réconcilier avec leur histoire familiale. Eux, mais aussi leur descendance et au-delà tout un pays qui a trahi sa propre conscience.

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