
Violences faites aux femmes: la fin du silence?

"Quand le dialogue n’est pas possible il faut faire entrer les idées à coups de poing”. Voilà comment répondait un homme, égrillard, lors d’un micro-trottoir réalisé en 1975 dans les rues de Paris. Cette parole décomplexée assumant à visage découvert frapper sa compagne semble appartenir à un autre monde. Dans la norme sociale des années 70, si on fumait en voiture avec des enfants non attachés de retour d’un barbecue bien arrosé sans que cela ne choque personne, on pouvait bien assumer de battre sa femme devant des millions de téléspectateurs. Les temps ont changé? En quelque sorte.
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Aucun homme n’irait aujourd’hui, sourire aux lèvres, revendiquer l’exercice de la violence conjugale. Si ce n’est peut-être, sous l’alibi du second degré, les concepteurs de la scandaleuse pub Bicky (dans une esthétique comics, monsieur cogne madame parce qu’elle lui sert le mauvais burger). Mais cela ne change en rien sa réalité. De trop nombreuses femmes témoignent encore aujourd’hui des coups subis.
“Parfois, la violence est l’objet même de la consultation. Le plus souvent, lorsque la police nous amène la victime pour les constatations”, explique Vinciane Dessy, médecin à la Maison médicale de Marchienne-au-Pont. “Ce qui est plus courant, c’est de recevoir quelqu’un qui consulte pour tout autre chose, mais dont je me rends compte qu’il ou elle vit au cœur de violences conjugales. Ce sont majoritairement des femmes. Cela fait 18 ans que j’exerce et j’ai la nette impression que la situation n’évolue pas. Les violences sont toujours aussi nombreuses et graves”, affirme la médecin.
En 2015, une étude montrait que 25 % des femmes interrogées avaient subi au cours de leur vie des violences physiques.
Vinciane Dessy admet que les mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc ont modifié la perspective sur le phénomène. “Nous, médecins généralistes, avons bénéficié d’une formation spécifique aux violences conjugales. C’est une thématique sociale “à la mode”.” Malheureusement, le manque de structures disponibles est toujours criant. “La dernière situation que j’ai eu à gérer et dans laquelle une femme était réellement en danger a été une forme d’échec. Il a été impossible de lui trouver un lieu d’accueil. Certains endroits acceptaient les enfants, d’autres pas, d’autres n’acceptaient pas les garçons de plus de13 ans. Enfin, bref, cela n’existait pas, ni à Charleroi, ni à Namur. Du coup, elle a été chez une connaissance. Et puis elle est revenue chez elle, dans le foyer qu’elle partage avec son mari violent. Depuis, elle consulte un autre médecin de la Maison médicale. Comme si elle avait peur de mon jugement.”
Ce manque de structure, voire de volonté, est d’autant plus inquiétant qu’en Belgique, une enquête a déjà montré en 2010 qu’une femme sur vingt âgée de 18 à 75 ans avait vécu - sur les 12 derniers mois - des situations de violences conjugales très graves. En 2015, une étude réalisée en Région de Bruxelles-Capitale montrait que 25 % des femmes interrogées avaient subi au cours de leur vie des violences physiques, 10 %, des violences sexuelles et 50 %, des violences psychologiques. Plus impressionnant encore, au moment de l’enquête, 40 % des femmes déclaraient toujours subir l’une ou plusieurs formes de ces violences.
C’est que la violence domestique est un phénomène difficilement mesurable. Cachée ou socialement “acceptée” jusqu’il y a 40 ans, elle s’est révélée grâce à des campagnes de sensibilisation, des structures d’accueil et d’écoute. “Ce que les femmes racontent, c’est toujours la même histoire, explique Aïcha Ait Hmad, responsable de l’hébergement au sein du Collectif contre les violences familiales et l’exclusion, avec quelques variations.” Aïcha travaille dans le secteur depuis 21 ans. “C’est une histoire de domination. Quant à la gravité de la violence et sa fréquence, cela n’a ni augmenté, ni diminué, c’est constant. En revanche, ce qui a sans doute changé, c’est le fait que les coups sont moins visibles. Parce que, c’est vrai, la norme sociale a changé. On assiste plus à des cycles graduels de violence dont l’aboutissement est la violence physique et ultimement le féminicide.”
Triste record belge
“Féminicide”. Le mot est nouveau, à l'image de la prise de conscience, récente. Lorsqu’un être humain se fait tuer par un autre être humain quelles qu’en soient les circonstances, c’est un homicide. Volontaire ou involontaire. Quand il y a volonté et préméditation, c’est un assassinat. S’il n’y a pas de préméditation, c’est un meurtre. Longtemps, une notion a atténué voire maquillé la gravité d’un meurtre ou d’un assassinat. Cette notion, c’est celle de “crime passionnel”. Ainsi, une forme de clémence entourait celui qui avait tué son ex-femme ou compagne dès lors qu’il l’avait fait sous l’emprise de la “passion”. Comme si les coups étaient atténués par une forme de romantisme...
La notion de féminicide, mot créé sur le modèle de “parricide” ou “infanticide”, vient à l’évidence combler un vide de définition et remet les choses à leur juste place. Lorsqu’une femme se fait tuer au sein d’une relation de domination, c’est un féminicide. Point. Pas question de “passion” ou de “romantisme”. Le mot apparaît dans le dictionnaire en 2015 et, juridiquement, n’existe toujours pas dans le code pénal belge. À défaut de statistiques officielles, nous connaissons la situation de notre pays grâce à la Plateforme féministe contre les violences faites aux femmes. En 2017, il y a eu, chez nous, 40 féminicides. L’année dernière, 37. Cette année, nous en sommes à 22. Avec 3,3 mortes par million d’habitants, notre pays se place au pied du triste podium européen 2018 de la discipline. Derrière la Finlande (3,6), la Hongrie (4,2) et la Roumanie (4,3).
À Bruxelles, 10.000 femmes et hommes ont manifesté ce 24 novembre pour dénoncer les violences faites aux femmes. © Belga
Reconnaître, aider, accueillir
“Je vous le disais, c’est graduel, c’est une escalade dans un rapport de domination, une domination d’autant plus facilitée qu’elle s’inscrit dans une culture plus patriarcale, plus machiste, reprend Aïcha Ait Hmad du CVFE. Et c’est un chemin de morts. De différentes morts: la mort psychologique, la mort sociale, la mort physique. Nous rencontrons beaucoup de femmes qui sont proches de la mort sociale ou psychologique. Cela peut paraître moins “grave” à première vue. Mais il ne faut pas se tromper: d’une part, la suite, c’est généralement la violence physique. D’autre part, ces femmes sont, pour beaucoup, très proches du passage à l’acte contre elles-mêmes. Ces femmes ont souvent des enfants et doivent concilier ces violences psychologiques et l’envie d’en finir avec le fait d’être mère. Ce sont des souffrances terribles, silencieuses. Si le processus est graduel, pour autant, la gravité de la souffrance ne l’est sans doute pas.”
Aïcha Ait Hmad explique en outre que le préalable à tout type de violence conjugale, c’est le contrôle. L’escalier se déroule ensuite vers les violences verbales, puis économiques, sociales et familiales, puis psychologiques, physiques, sexuelles, pour terminer sur le féminicide ou le suicide. Heureusement, il existe des solutions, des façons de s’en sortir. Un numéro d’appel, d’abord, le 0800/30.030. Et des personnes comme Aïcha. “La première chose qu’on apporte à une femme maltraitée, c’est de la reconnaissance. Le premier besoin, c’est d’être reconnue comme une victime. De sortir de la honte et de la solitude. Le premier travail, il se situe au niveau humain: il faut la reconnecter à elle-même. Autoriser les femmes à pouvoir dire, dans un contexte où elles se sentent en sécurité, où elles ne sont pas jugées, ce qu’elles vivent. Et leur ouvrir des perspectives qui correspondent à leurs attentes”, conclut-elle.
Cet article est initialement paru dans notre édition papier du 16 octobre 2019. Pour plus d'infos qui piquent, rendez-vous en librairie à partir de ce mercredi ou dès maintenant sur notre édition numérique, sur iPad/iPhone et Android.
On dénombre 22 féminicides en Belgique depuis le début de l'année. © Belga