
"Je me battrai jusqu'à ce que toutes les chambres de torture soient fermées"

À 16 ans, Moses Akatugba était un lycéen comme tant d’autres à Effurun, une ville animée de l’État du Delta dans le sud du Nigeria. Plein d’espoir pour l’avenir, soulagé d’avoir terminé les examens de fin d’études secondaires, il en attendait impatiemment les résultats. Il rêvait de faire des études de médecine et de réaliser ainsi le souhait de son père disparu. Le 27 novembre 2005, Moses quitte la demeure familiale pour se rendre chez sa tante. Ne le voyant pas rentrer à la maison comme convenu, sa mère s'inquiète et part à sa recherche. Moses ne s'est pas égaré. Il est interrogé par des membres des forces de police qui le soupçonnent d’avoir piqué trois téléphones, de l’argent liquide et des bons d’achat au cours d’un vol à main armée. Des accusations que le jeune garçon rejette.
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L'un des hommes lui tire alors une balle dans la main. Il est également frappé à la tête et dans le dos et emmené dans une caserne de la ville pour être « interrogé » . Là-bas, on lui montre un cadavre en lui demandant de l’identifier. Lorsque Moses dit qu’il ne connaît pas cet homme, il est emmené dans un poste de police où on le roue de coups de machette et de matraque. Il est ligoté, puis suspendu tête en bas à un ventilateur de plafond pendant des heures, et on lui arrache même les ongles des pieds et des mains à l’aide de tenailles. Son corps en porte encore les marques aujourd'hui. Sous la torture, Moses signe deux déclarations pré-rédigées dans lesquelles il « passe aux aveux » et qui ont ensuite servi de preuves à son procès.
Le 12 novembre 2013, après avoir passé huit années derrière les barreaux, Moses est condamné à mort par pendaison. Heureusement, une intense mobilisation internationale (notamment dans le cadre du Marathon des lettres d'Amnesty International) lui permet d'être finalement gracié en 2015 et d'échapper à la sentence. Après avoir passé près de 10 ans en prison, Moses est libéré. « Les membres et militants d’Amnesty International sont mes héros. Je veux leur dire que tous les efforts qu’ils ont faits pour moi n’ont pas été vains, par la grâce spéciale de Dieu, je serai à la hauteur de leurs attentes. Je promets d’être un militant des droits humains, de me battre pour d’autres », déclarait-il après sa sortie de prison.
>> Amnesty : "Nous devons penser les droits humains en termes de résistance"
Dans le cadre du Marathon des lettres organisé dans plus de 40 villes et communes à Bruxelles et en Wallonie à l'occasion de la Journée internationale des droits humains, Moses Akatugba était de passage chez nous ce jeudi, dans les bureaux d'Amnesty. Nous l'y avons rencontré pour faire le point sur la situation aujourd'hui au Nigéria, et comprendre comment son incroyable histoire le motive à se battre pour la promotion des droits humains.
Moses Akatugba - © Martin Monserez
En tant qu’être humain, comment reprendre le cours de sa vie après avoir vécu tout ça ?
Moses Akatugba : "Faire mon retour dans la société n’a pas été facile. J’ai perdu dix années de ma vie en prison, je ne suis toujours pas complètement habitué à la liberté et je connais beaucoup de hauts et de bas. Ce qui est sûr, c'est que j’ai évolué. Quand j’étais petit, mes parents voulaient que je devienne médecin. Je voulais y parvenir pour les rendre fiers. Mais désormais, c’est autre chose qui m’anime. J’ai vu la torture, je l’ai vécu. Travailler à son encontre, informer et sensibiliser le monde est mon but dans la vie aujourd’hui. Je pense que je n’arrêterai jamais de me battre jusqu’à ce que les chambre de tortures soient toutes fermées. J’espère qu’un jour, à force de beaucoup de travail et de campagnes, plus personne ne vivra ce que j’ai traversé... Mais en ce moment, dans mon pays, la situation ne s’améliore pas. Elle s’aggrave même de jour en jour."
Au Nigéria, certains membres des forces de police sont des criminels-nés. Ils en ont les symptômes.
Sur les réseaux sociaux, les Nigérians se mobilisent pour protester contre les exactions commises par la force de police des SARS (Special Anti-Robbery Squad, NDLR). Pourquoi ses membres sont-ils aussi violents ?
"À l’origine, les SARS ont été créé pour une noble cause, lutter et enquêter sur les vols, améliorer la sécurité des gens et créer une stabilité dans la société. Mais tout a changé. Ce n’est pas ce qu’ils font aujourd’hui, ils font exactement l’inverse de ce pourquoi ils ont été créé. Ils sont connus pour la torture, créer des tensions dans la vie des citoyens, des opérations… Je ne sais pas vraiment pourquoi ils sont devenus une telle menace… La plupart ne sont pas bien payés. Parfois, leurs familles aussi dépendent de leur travail et ce qu’ils gagnent n’est pas suffisant. Il arrive également qu’ils ne soient pas rémunérés pendant plusieurs mois. Je blâme le gouvernement parce que s’ils étaient payés correctement, ça diminuerait la violence et la corruption. À chaque fois qu’une personne riche commet un crime, elle s’en tire et est libérée. Pourquoi à votre avis ? La raison de toutes les exactions commises par les SARS, c’est leur salaire trop bas. Attention, les SARS ne sont pas tous mauvais… mais la plupart le sont. Certains d’entre eux sont même des criminels-nés. Ils en ont les symptômes."
Ça doit être terrible pour les Nigérians d’être coincés entre des forces de l’ordre répressives et des groupes armés menaçants comme Boko Haram...
"Les citoyens sont comme encerclés. Et si Boko Haram attaque, ni l’armée ni la police ne viendra les sauver. Soit les SARS viennent pour arrêter des innocents, soit ils ne viennent pas du tout ! Pourquoi ? Parce que les armes utilisées par les groupes armées sont plus sophistiquées que celles des troupes du gouvernement. Vous imaginez un pays comme ça ? Si Boko Haram veut s’emparer d’une ville, l’armée ne pourra pas les en empêcher. Dans les rues aussi, des criminels ont des meilleures armes que la police… Le gouvernement compte le nombre de munitions qu’il donne à ses hommes. Ils en ont 20, et les criminels ont plusieurs chargeurs remplis. Le gouvernement ne protège pas son peuple."
Nous payons pour avoir de l’eau, pour avoir de la lumière, pour aller à l’école, pour tout ce que nous utilisons dans ce pays, et nous n’avons déjà rien ou presque.
Pourquoi les dirigeants politiques n’en font-ils pas assez ?
"Je ne comprends pas comment ils peuvent être aussi apathiques. Ils ont pourtant les moyens d’agir. Mais la plupart des dirigeants sont derrière les crimes commis chaque jour. Quand viennent les élections, les politiciens distribuent de l’argent dans les rues. Comment Boko Haram peut infiltrer de telles armes dans le pays sans l’aide de quelqu’un de haut placé ? Ils vivent dans la forêt et ils y obtiennent tout ce qu’ils veulent. Le gouvernement travaille à l’encontre de son propre peuple… Il ne fait rien non plus pour lutter contre la pauvreté en ville. Les dirigeants roulent en voiture de luxe, ils changent de modèles chaque année. Rien que le contenu de leur garde-robe suffirait à nourrir 50 personnes pour un an ! Quels bénéfices obtient la population de représentants comme ça ? Je n’en vois aucun. Nous payons pour tout ce que nous utilisons dans le pays, et nous n’avons déjà rien ou presque. Pour avoir de l’eau, pour avoir de la lumière, pour aller à l’école… Il n’y a aucun avantage à avoir des dirigeants pareil."
Quelles sont les premières mesures qu’il faudrait mettre en place pour aider les Nigérians ?
"Il faudrait créer des bourses pour les étudiants, donner accès gratuitement à l’éducation. Il y de l’argent pour tout ça ! Il faudrait soutenir des entrepreneurs, même via des prêts, pour créer de l’emploi. Il faudrait aussi entretenir les routes dont l’état empire chaque jour… Mais je pense qu’il faudrait commencer par l’éclairage public. Beaucoup de choses pourraient changer grâce à ça. Les commerces iraient mieux, parce que leurs tenanciers ont des difficultés à payer le carburant qui alimente les générateurs pour l’éclairage. Il y a une dizaine d’année, le Nigéria fournissait de l’électricité au Ghana et il n’y avait jamais de coupures de courant là-bas. Comment est-ce possible à ce moment-là d'en avoir chez nous ? C’est de la folie ! Il y a des gens mauvais derrière chaque position importante dans ce pays. Le problème au Nigéria ce sont ses dirigeants, les vieilles générations, les gens riches qui ne rendent de compte à personne. Beaucoup de choses devraient changer..."