
Jean Ziegler dénonce : "les réfugiés sont traités comme des animaux au nom de l'Europe"

Lesbos, 1.700 kilomètres carrés, 320 kilomètres de littoral, est une île d’une stupéfiante beauté qui cache l’abominable réalité des réfugiés. Chaque matin, des policiers grecs en débusquent accrochés à des rochers. Ils sont menottés, poussés dans de grands autocars bleus et conduits au camp de Mória. Là, trempés, affamés, angoissés, ils vont attendre les interrogatoires menés par des fonctionnaires européens. Cela va être interminable: des mois, des années. Ils viennent de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan mais aussi du Pakistan, de l’Afrique subsaharienne. Ils fuient la guerre, la torture, la destruction de leur pays. Parmi eux, des enfants.
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En 2019, plus de 35 % des réfugiés emprisonnés dans les cinq “hot spots” de la mer Égée sont des enfants. Ils manquent d’eau potable, de nourriture, d’école, de jeux. Ils subissent des agressions sexuelles. Ils s’automutilent. Certains tentent de se suicider. Ces mineurs non accompagnés sont les survivants de familles détruites. Jean Ziegler, membre du comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, en missionpour l’ONU, a décidé de dire ce qu’il a vu là-bas. Les rats, les immondices, les yeux éteints. Son livre est un cri d’indignation contre les campements insalubres des cinq îles de la mer Égée où s’entassent aujourd’hui plus de 40.000 demandeurs d’asile.
Vous démarrez votre livre par des mots d’Albert Camus: “Qui répondrait en ce moment à la terrible obstination du crime, si ce n’est l’obstination du témoignage”. C’est ce que vous faites: vous témoignez d’un crime.
JEAN ZIEGLER - Oui. Des êtres humains comme vous et moi sont traités comme des animaux au nom de l’Europe. C’est en notre nom. Nous sommes tous responsables en Occident. Mon livre est un double témoignage. C’est une sortie du silence sur ce qui se passe là-bas. C’est aussi un appel à l’insurrection. Car il y a de l’espoir. L’Union européenne est un État de droit. Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. La Belgique, la France, l’Allemagne sont des démocraties vivantes avec des libertés citoyennes. Nous avons toutes les armes en main pour imposer un changement radical de ces politiques de la terreur qui visent à repousser le réfugié, à en faire un ennemi.
Vous dénoncez la stratégie d’Ursula von der Leyen, la nouvelle présidente de la commission.
Ce qui nous sépare des victimes, de ces personnes retenues derrière des barbelés, dont des enfants pieds nus dans la neige, c’est le hasard de la naissance. Madame von der Leyen dit qu’il s’agit de protéger le “mode de vie européen” alors que le persécuté est un frère qu’il faut accueillir. Le réfugié a un droit universel, le droit à l’asile. Vous avez le droit de franchir une frontière pour chercher protection.
Que proposez-vous?
Le problème fondamental, c’est le plan de relocalisation négocié par l’Union européenne. Ce plan attribue à chacun des 28 États membres un contingent déterminé de réfugiés. Or les pays de l’Est, les anciens pays communistes, refusent totalement d’accueillir le moindre réfugié. Ils les persécutent avec des chiens, des matraques électriques, des maltraitances. Ça se passe à la frontière croate, hongroise, etc. Le Premier ministre polonais dit qu’il refuse tout réfugié en brandissant comme raison: “Nous voulons garder la pureté ethnique de la Pologne”. C’est un vocabulaire nazi. Aussi longtemps que les pays de l’Est seront dans cette position, le plan européen ne marchera pas. La seule façon de les forcer, c’est de leur supprimer les subventions européennes parce qu’ils en vivent. 80 % de leurs revenus proviennent de là. Ces versements s’élevaient l’année passée à 63 milliards d’euros. Il faut suspendre ces sommes incroyables jusqu’à ce que ces pays racistes, fascistes acceptent l’accueil des réfugiés. Cela permettrait de désengorger les camps de premier accueil dans la mer Égée.
La problématique migratoire est une question complexe. Il ne suffit pas de simplement fermer ces camps.
Il faut savoir où on peut mettre ces gens, bien sûr. Il faut que le plan de relocalisation devienne une réalité. Madame von der Leyen ne veut pas de sanctions. Elle dit que la solution est le dialogue. Or avec des racistes, on ne peut pas dialoguer. Avec Viktor Orbán, on ne peut pas dialoguer.
Résolument pour vous, il faut accueillir ces personnes? D’autres politiques ne doivent-elles pas être menées en parallèle?
Les guerres d’Afghanistan, du Yémen, du Sud-Soudan, de Syrie sont des tragédies effroyables pour des millions et des millions d’êtres humains. Une partie de ces victimes prennent la fuite par la mer. Ils se présentent à la frontière de la forteresse Europe. Et là, deux choses se passent. Frontex ou les gardes-côtes grecs et turcs financés par les malfaiteurs de Bruxelles interceptent les Zodiac et les forcent par la violence à retourner en Turquie. Ils empêchent d’atteindre les îles et de déposer une demande d’asile. Ceux qui réussissent quand même à débarquer à Lesbos subissent des conditions d’incarcération tellement inhumaines au niveau hygiène, de l’habitat, des soins médicaux que les gens de l’Union européenne croient que cela va décourager d’autres réfugiés de quitter leur pays d’origine.
Et ça ne marche pas.
D’une part, c’est totalement immoral. Cela viole les droits de l’homme qui sont le fondement même de la construction européenne. Cela liquide le droit d’asile. Et c’est inefficace sur le plan politique de surcroît. Si vous êtes bombardé, vous fuyez quelles que soient les nouvelles que vous avez de Lesbos. Donc ces politiques de la terreur doivent s’arrêter immédiatement.
En même temps, et vous le dites dans votre livre, il faut des contrôles parce que dans les rangs des réfugiés peuvent se cacher des terroristes.
Oui, bien sûr. Il faut accueillir mais sous contrôle. C’est la tâche d’Europol d’éviter que des djihadistes se glissent dans les flux des réfugiés. À Munich et à Berlin, dans les deux attentats horribles, c’étaient des djihadistes qui s’étaient glissés dans les réfugiés. Mais il ne faut pas en prendre prétexte pour ne plus accueillir aucun réfugié. Nous sommes responsables. Lesbos est le plus grand camp de réfugiés en Europe. Et les conditions d’incarcération rappellent les camps de concentration même s’il ne faut pas, bien entendu, confondre les deux.
C’est une parole forte que vous dites là…
Il y a un crime contre l’humanité qui est commis par l’Europe. Si vous voyez le réfugié comme une menace pour le mode de vie européen, vous faites tout pour le refouler, l’incarcérer. Un changement radical doit être imposé par l’insurrection de la conscience. Les réfugiés sont des hommes comme vous et moi qui ont des droits fondamentaux. Ce sont des gens qu’il faut aider. L’Union européenne fait 552 millions d’habitants. Les réfugiés qui demandent à entrer, c’est moins de 5 millions.
Lesbos est une honte pour l’Europe et vous croyez au pouvoir de la honte.
Exactement. La honte a le pouvoir de renverser les rapports de force et mobiliser les consciences. Aucun Européen, maintenant qu’il est informé de l’horreur qui se fait en son nom dans la mer Égée, ne peut plus dire à présent qu’il s’en fiche. La honte est une force historique qui nous mobilise, qui nous impose la résistance de l’action. Cette résistance va être victorieuse parce qu’il n’y a pas d’impuissance dans une démocratie. Si nous étions à Pékin, ce serait différent. Mais nous sommes en Belgique, en France, en Italie, en Espagne. Nous avons les armes de la liberté citoyenne.
Mais nos démocraties européennes sont aujourd’hui fragilisées par la montée de l’extrême droite et des populismes.
Vous avez tout à fait raison. Les gens aux commandes de l’Europe sont comme le lapin devant le serpent. Ils sont traumatisés par le racisme qui se répand en Europe. Les mouvements xénophobes et racistes progressent par les élections, librement. La réaction de l’Europe est de vouloir apaiser ces mouvements racistes en réduisant massivement l’afflux des réfugiés par des méthodes inhumaines et criminelles. Il faut comprendre qu’on ne peut pas discuter avec des racistes. On ne peut pas leur faire des concessions en abolissant le droit d’asile. L’Union européenne doit combattre la progression des mouvements racistes par tous les moyens démocratiques, pas par la violence.
LESBOS, LA HONTE DE L’EUROPE Jean Ziegler, Seuil, 144 p.