Gabriel Ringlet : “ Ce que le coronavirus nous fait vivre est tragique ”

Mourir par temps de coronavirus, c’est partir dans une immense solitude et recevoir des funérailles très réduites. Pour Gabriel Ringlet, la crise que nous traversons révèle à quel point nous avons besoin de faire communauté. Interview.

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Les funérailles sont réduites à leur plus simple expression. L’assistance, pompes funèbres comprises, peut compter au plus quinze personnes et doit se dérouler en plein air. Ces derniers jours, parfois, une retransmission en Facebook-live a été mise sur pied. Le coronavirus nous place les yeux dans les yeux avec des questions existentielles telles que la mort et la solitude. Comment dire adieu à nos proches dans de telles conditions ? Gabriel Ringlet pose son regard d’écrivain, de poète et de théologien sur ce que nous sommes en train de vivre d’inédit et de tragique.

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Les gestes posés lors d’un décès sont tout ce que nous avons. Aujourd’hui, plus de communauté, de fleurs ni de couronnes. N’est-ce pas un problème?

Gabriel Ringlet. C’est un problème assez grave. Lorsque quelqu’un s’en va, nous avons besoin de poser des gestes très concrets. Ça commence par la toilette rituelle, les soins de conservation du corps, aller rechercher des vêtements. C’est un rituel essentiel. On a réduit les funérailles à presque rien, à être une poignée au cimetière en plein air. On laisse de cette façon le biologique l’emporter sur le symbolique. Voilà à quoi nous confronte le coronavirus. Qu’on ne me comprenne pas mal. Il est évident que je ne nie pas la nécessité d’une très grande prudence sanitaire. Mais on ne peut pas taire ce que cela coûte d’être privé de cette démarche symbolique qui nous est si fondamentale quand un événement aussi immense qu’une naissance ou une mort surgit. Autrement dit, on a raison de protéger notre vie physique mais quelle est la protection de notre santé mentale, spirituelle, psychologique ? Je pense à la chanson de Barbara qui arrive trop tard à Nantes pour les funérailles de son père. Elle doit le laisser sans un adieu, sans un “ je t’aime ”. C’est vraiment ça qui se passe aujourd’hui. Elle avait besoin, dit-elle, qu’il repose sous les roses. Nous avons tous besoin de cela pour nos défunts.

Depuis quand et pourquoi enterrons-nous nos morts?

Dès la préhistoire, le cadavre n’est pas déposé de n’importe quelle manière dans une tombe. Les funérailles sont un accouchement d’une certaine manière. C’est une seconde mise au monde qu’on soit croyant ou non. Quand quelqu’un s’en va, c’est une déchirure. Cela doit être baptisé, au sens large et même profane du terme. On doit célébrer l’entrée comme la sortie. Et être privé de cette célébration est très très douloureux pour celui qui s’en va mais aussi pour ceux qui restent, bien entendu. Les funérailles sont tellement essentielles à ce que signifie être un humain qu'elles ont toujours existé. Nous avons terriblement besoin de faire communauté. Ce coronavirus nous le révèle plus que jamais.

Que faire ?

Nous pouvons recréer cette communauté en faisant du privé élargi. Je trouve bien qu’il y ait une fraternité large, même à distance, entre les quelques-uns qui sont présents et tous ceux qui sont loin chez eux. Pourquoi ne pas créer des gestes comme allumer une bougie au même moment ou mettre une chanson que notre bien-aimé aimait ? Les funérailles, c’est aussi une collation, s’échanger des souvenirs et des photos. Ce sera déterminant de faire une célébration large dans les mois qui suivront autour des morts qu’on n’a pas vu mourir, évoquer les cercueils qu’on n’a pas vu descendre ou les cendres qu’on n’a pas vu être répandues. Nous allons devoir symboliquement récupérer les moments qui nous ont été volés par cette terrible infection.

Le coronavirus renvoie à beaucoup de solitude.

Il n’est pas impossible qu’un certain nombre de personnes âgées dans les homes se disent qu’à tout prendre elles auraient préféré mourir du coronavirus entouré que de solitude. C’est bien ça le tragique de la situation. On est philosophiquement dans le drame. Car aucune solution n’est bonne. On comprend très bien le confinement total pour ne mettre en danger personne. Mais partir sans le toucher dont nous avons tant besoin est aussi tragique. Quand tous les autres sens s’estompent, le goût, l’odorat, la vue, il y en a un qui reste jusqu’au bout de la vie, c’est le toucher. On le voit chez les malades d’Alzheimer, par exemple. Nous sommes confrontés à des questions très très rudes. Aucune réponse n’est satisfaisante. Nous n’avons que le choix de cette solitude pour la sauvegarde de notre humanité.

C’est désespérant.

Pas seulement. Je suis frappé par l’humour et la créativité qui permettent de survivre malgré tout. J’ai vu des choses joyeuses et fraternelles s’exprimer dans des maisons de retraite. C’est également encourageant de savoir que nous pouvons compter les uns sur les autres pour se sentir moins seul. Ce qui se passe est aussi douloureux pour le personnel soignant qui sont sur place que pour les proches qui n’ont pas le droit d’être là. Il faut jeter des ponts. On peut par exemple créer un mur pour y mettre des photos, des dessins, des messages afin que le soignant soit pluriel face à la personne âgée.

Nous avons peur des malades du coronavirus.

La peur de la mort a toujours existé. Mais lors d’une épidémie cette peur prend une toute autre ampleur. La crainte d’être contaminé s’ajoute. Et ça va même plus loinn du côté de l’interdit. Dans l’évangile du bon samaritain, un homme est étendu le long de la route. Deux prêtres de confession différente passent leur chemin et le bon samaritain vient aider. On a souvent été très sévères pour les deux premiers mais ils étaient tenus par les interdits de leur religion. C’est celui qui n’était pas dans le faux-sacré mais dans la vraie fraternité qui s’est arrêtée pour venir en aide. La crise du coronavirus nous révèle le besoin immense de pouvoir toucher et la peur tout aussi immense de toucher. Nous vivons d’énormes paradoxes. Il y en a un autre. Au moment où nous sommes des millions à nous replier chez nous, des foules entières de réfugiés ont pris la route. C’est une image de notre humanité qu’il ne faudra jamais oublier.

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