
Le marché des masques est une jungle, la Belgique s’y est fait plumer

Incompétence de l'Etat ? Malhonnêteté du producteur chinois ? Des intermédiaires ? En attendant d’y voir plus clair, une certitude: le marché des masques de protection contre le coronavirus s'est transformé en ruée vers l'or où toutes les règles semblent avoir été abolies. Le principe libéral de l'offre et de la demande poussé à son point le plus sauvage, au détriment de la Santé publique, où les Etats, régions et hôpitaux sont en concurrence au niveau mondial, où les intermédiaires de bonne ou mauvaise foi se sont multipliés au point de ne plus savoir les discerner et où le marché parallèle pousse les fraudes et les prix vers les sommets. En bref, la jungle.
La lecture de votre article continue ci-dessous
Parmi les acteurs de ce jeu de la mort : les demandeurs (Etat, régions, hôpitaux...), les fournisseurs (producteurs, distributeurs) et les intermédiaires, lesquels se sont multipliés en quelques semaines...
Les demandeurs : Etats, régions, hôpitaux...
Pour des raisons évidentes, le besoin en masques de protection a explosé partout dans le monde. De quoi pousser les acteurs à se faire une concurrence acharnée. On l'a vu avec les pratiques très peu commerciales de certains Etats (les Etats-Unis, pour ne pas les nommer) rachetant au prix fort, en cash et sur le tarmac d'un aéroport chinois, des commandes destinées à la France. Une pratique qui s'est, semble-t-il, généralisée...
Le fait est que la possession de masques de protection est une question de vie ou de mort. Et tout le monde en a besoin. Etats, régions, hôpitaux... Les Etats-Unis sont en concurrence avec la France qui est en concurrence avec la Belgique, l'Italie ou tout autre pays de l'Union européenne à laquelle ils appartiennent pourtant tous... Mais ce n'est pas tout. Certains Etats se retrouvent aussi en concurrence avec leurs propres régions ou leurs hôpitaux. Même si c'est pour les leur redistribuer ensuite... Car il s'agit d'aller vite, le temps presse, chacun fait donc tout ce qu'il peut pour obtenir le Graal de protection.
Question : pourquoi cette pénurie de masques en Europe et dans le monde ? Il y a deux réponses. La première tient aux politiques d'austérité de ces dernières années qui ont prôné l'équilibre budgétaire au prix du renouvellement de matériel médical ; la seconde est plus directe et date du début de la crise en Chine en décembre et janvier. A ce moment, c'est la Chine qui était en demande de masques... et l'Europe qui les lui a fournis. Un trader interrogé par Le Soir explique : « Lorsque le coronavirus est apparu en Chine, nous avons reçu, d’autres traders et moi, de grosses demandes de masques pour ce premier foyer de contamination. Nous avons alors acheté massivement des masques en Europe que nous avons envoyés en Chine. Soyons francs : nous avons asséché le marché européen et créé une pénurie en masques de protection ».
Les fournisseurs : producteurs et distributeurs de masques
La grande majorité des masques de protection est fabriquée en Chine. Or, la Chine en a besoin. De plus, toute la production économique chinoise s'est arrêtée complètement pendant plusieurs semaines en raison du confinement. Quand elle a repris, la demande de masques était mondiale et immédiate. Les quelques usines qui produisaient des masques FFP2 ont beau tourner à plein régime, cela ne suffit pas. Les réseaux de distribution habituels des Etats et hôpitaux sont eux aussi saturés.
Résultat, d'autres fabricants spécialisés dans des produits qui n'ont rien à voir, voyant la demande exploser, se sont rués sur l'occasion pour en fabriquer à leur tour. Selon l'AFP, il y aurait eu près de 9.000 nouveaux producteurs de masques en Chine lors des deux premiers mois de l'année. Certaines usines fabriquent entre 60 et 70.000 masques par jour. Mais, ces nouveaux fabricants débutent sur le marché et la plupart ne connaissent pas les normes européennes, voire n'en ont cure. En prime, le prix des matériaux nécessaires à la fabrication de masques FFP2 a également explosé. Alors, autant les remplacer par autre chose...
Des intermédiaires entre bonnes et mauvaises intentions
Le boulot d'un trader ? Acheter pour vendre. Si vous êtes trader et qu'on vous dit qu'il y a des millions d'euros à se faire avec les masques de protection, vous allez vous jeter sur ce marché juteux. D'habitude, les Etats et hôpitaux ont leurs réseaux bien définis et sécurisés. Mais ils sont saturés par la demande. Il faut donc en trouver d'autres... Mais comment discerner le bon grain de l'ivraie alors que le nombre d'intermédiaires s'est multiplié par X en quelques semaines ?
La task force de l'Agence fédérale des médicaments et produits de santé dirigé par le ministre De Backer a été créé spécialement pour cela. Selon la communication officielle, avant de commander, il y a un contrôle des fournisseurs pour s'assurer que le produit vendu répond aux normes et qu'il dispose des certificats nécessaires. Comment ? « Nous vérifions par exemple à quelles autres organisations l’entreprise livre et si on peut vérifier cela. S’il n’y pas suffisamment de sécurité ou de garantie, nous demandons au fournisseur d’envoyer des échantillons. Nous les contrôlons dans nos laboratoires belges avant de placer une commande ».
Problème, le temps que cela soit fait comme il se doit, le stock proposé sera déjà vendu à un autre. Ensuite, cela ne garantit rien, comme on a pu le voir avec les 3 millions de masques livrés mais inutilisables. Intermédiaires voulant aider ou vrais faussaires, il s'agit juste de nouveaux noms jusque ici inconnus ajoutés dans la boîte mail de livreurs... Comment savoir à qui faire confiance ? De plus, comment savoir vraiment à quel moment de la chaîne la faute a été commise ?
Certains intermédiaires dégotent les masques sur Internet, sans savoir eux-mêmes ce qu'ils achètent. D'autres se sont spécialisés dans la fraude des certificats de qualité, en offrant leur aide aux producteurs pour leur assurer une notation CE (certification européenne) falsifiée. Selon la Fédération européenne de sécurité, ces fraudes sont passées de une par mois à 5 à 10 par jour... Enfin beaucoup préfèrent vendre leur stock de masques FFP2 à des acteurs privés de vente en ligne plutôt qu'aux Etats et hôpitaux, simplement parce qu'ils en tireront beaucoup plus d'argent.
En clair, les Etats ont, semble-t-il, complètement perdu la main sur le marché des masques de protection. Le trader interrogé par Le Soir résume ainsi la situation : « C’est de la stupidité de la part de l’Etat de laisser un produit aussi sensible que des masques de protection aux mains du secteur privé. Si c’est une nécessité nationale, je ne devrais pas être autorisé à jouer avec ces produits. Les pouvoirs publics devraient me contraindre à leur vendre tout mon stock à mon prix d’achat, augmenté de 3 %, pour rediriger ces masques de bonne qualité à ceux qui en ont le plus besoin : le personnel des hôpitaux, les généralistes, les laborantins qui effectuent les tests de dépistage du coronavirus ».