Tout ça pour 100.000 morts?

Le choix de mettre l'économie à l'arrêt pourrait coûter plus de vies au final que le covid-19. Sauf que le bilan des victimes n'est pas le seul critère déterminant quand il s'agit de décider dans quel monde nous voulons vivre.

world_map

Jeudi dernier, avant un week-end pascal qui allait voir le bilan mondial du Covid-19 dépasser la barre symbolique des 100.000 morts dans le monde et la Belgique approcher de celle des 4.000, Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, postait sur Twitter: "C'est dingue quand on y songe: plonger le monde dans la plus grave récession depuis la seconde guerre mondiale pour une pandémie qui a tué pour l'instant moins de 100.000 personnes (sans parler de leur âge avancé) dans un monde de 7 milliards d'habitants".

Nos dernières vidéos
La lecture de votre article continue ci-dessous

Tout ça pour 100.000 morts… Dans la vague d'indignation qu'elle a provoquée, la question de Jean Quatremer a souvent été réduite à ce résumé provoquant: les victimes du coronavirus ne représentent que 0,00001% de la population.  Mais elle relève en fait d'un autre comptabilité. Ces 100.000 morts devront être comparés aux victimes collatérales de la pauvreté engendrée par la mise à l’arrêt de l’économie mondiale. Au final, combien de morts causeront le chômage de masse, la malnutrition, les violences familiales, les troubles sociaux, les suicides, les dégâts de l’alcool ou de la drogue, voire les guerres? 100.000? 200.000? Un million? Plusieurs millions? 

Au contraire de celui du Covid-19, ce bilan-là sera sans doute impossible à établir avec précision, tant ses paramètres seront nombreux et ouverts aux diverses interprétations. Et on ne saura jamais s'il aurait dépassé les victimes d'une épidémie à laquelle on aurait laissé le camp libre. Combien de vies aurait coûté la décision de ne pas confiner les citoyens et l'économie?

En attendant, la question de Jean Quatremer appelle deux réponses.

La première est politique. S'il devait refuser de ralentir l'activité de son pays – en admettant que cela ait un sens si tous les autres s'arrêtent dans une économie mondiale globalisée - quel dirigeant pourrait espérer tenir son poste et surtout assurer la stabilité politique d’une nation non confinée, mais qui verrait les bulletins nécrologiques se remplir aussi vite que les carnets de commandes?

Jusqu'à présent, les pays qui, au début de l'épidémie, avaient préféré la voie de l'immunité de groupe à celle de la distanciation sociale ont tous partiellement (Suède, Pays-Bas), voire complètement (Royaume-Uni), revu leurs positions. Aux Etats-Unis, Donald Trump a laissé six semaines d'avance au virus, ne pouvant décider qui de la crise sanitaire ou de la crise économique menaçait le plus ses chances de réélection. Ses messages contradictoires quotidiens trahissent jusqu'à aujourd'hui son incapacité à choisir. Au Brésil, le président corona-sceptique Jair Bolsonaro est contesté par la quasi-totalité de ses gouverneurs, qui tentent d'instaurer les mesures qu'ils estiment nécessaires malgré lui. Il est aujourd'hui question de le traduire un jour devant la Cour pénale internationale.

La seconde est philosophique. L'option qui aurait consisté à préserver l'économie offrait l’éventualité, très incertaine, d’un bilan final moins fourni en nombre de morts. Mais elle aurait consisté à regarder nos seniors tomber, à assister partout à la multiplication de ces scènes, déjà vues ici et là, de patients mourant dans les couloirs d’hôpitaux débordés sans même pouvoir arriver en salles de soins. 

Le confinement et ses conséquences sur l'activité économique ressortent d'un choix avant tout moral. Nous préférons la certitude de ces 100.000 morts actuels, et de tous les autres qui viendront, parce que ce choix était dicté par la volonté de les sauver, quitte à échouer. La plupart des pays du monde ont préféré cette certitude à des semaines, voire des mois d'hécatombes non maîtrisées, certes justifiées par une approche rationnelle, mais aux accents barbares.

Débat
Sur le même sujet
Plus d'actualité