Éric Dupond-Moretti: Je suis un des derniers dinosaures...

Il est un des avocats les plus médiatiques de l’Hexagone et il vient d'être nommé Garde des Sceaux et ministre de la Justice du nouveau gouvernement français. Nous l'avions rencontré il y a quelques mois, à l'occasion de la sortie de sa pièce de théâtre "À la barre".

Eric Dupond-Moretti @BelgaImage

Dans cet immeuble cossu du 8e arrondissement de Paris, troisième gauche, “l’ogre du Nord” est là, installé derrière son bureau, fatigué. Il tourne avec son spectacle depuis plusieurs mois. Un one-lawyer-show - dont personne ne sort indemne - sur la vie, son œuvre et notre époque. “Je suis avocat jusqu’à 21 h, puis je monte sur scène”, sourit-il en avalant ses vitamines et en allumant sa cigarette. “Une journaliste belge? J’adore la Belgique…” Cause toujours!

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Après le cinéma, l’écriture, vous voilà sur scène. Un avocat, c’est aussi un comédien?
ÉRIC DUPOND-MORETTI - Oui, bien sûr. Et moi je revendique la théâtralité de mon métier et je l’ai revendiquée bien avant d’imaginer que je pourrais être un jour devant une caméra ou sur scène. La pensée doit être exprimée et le vecteur de la pensée, ce sont les mots. La façon de les dire, c’est une forme de théâtralité. Ne pas reconnaître ça, c’est nier l’évidence. Un acteur, comme un avocat, ne peut pas tricher avec l’authenticité et la sincérité.

Monter sur scène à la veille de vos 60 ans, c’est une façon de faire le bilan de votre vie?
Avant-avant-veille, s’il vous plaît (rire). Il y a 35 ans que je me bats pour la liberté des autres et je n’entends pas qu’on délimite la mienne. J’avais envie de monter sur scène pour dire un certain nombre de choses, notamment sur mon métier que les gens ne connaissent pas du tout et j’y suis allé. Je sais que ça chagrine certains de mes confrères et le Landerneau judiciaire, mais je m’en moque un peu.

Dans vos plaidoiries, vous méritez souvent des applaudissements. La scène, c’est une façon de les obtenir?
Peut-être, oui! Comme je ne les ai jamais obtenus au tribunal, je suis allé les chercher au théâtre. Quand on essaie d’analyser ce qu’on fait, on choisit toujours des choses nobles, mais au fond c’est peut-être juste cela. On ne choisit pas d’exercer un métier d’expression orale par hasard. J’ai très vite compris qu’avec mon physique, je n’irais pas “pécho en teboî”, donc pour moi, il ne restait que les mots. Et le pouvoir des mots, c’est la revanche des moches.

Vous avez eu une enfance compliquée.  Elle vous a rendu plus fort?
Ma maman est une immigrée italienne arrivée en France fin des années 50, c’était une modeste ouvrière. Mon père est mort quand j’avais 4 ans. On n’était pas riches mais c’était une enfance heureuse. C’est pas Zola. Je n’allais pas chercher l’eau dans le puits, mais il est vrai que socialement c’était le bas de l’échelle. Et j’en suis ravi parce que quand vous partez de là pour devenir ce que je suis aujourd’hui, c’est-à-dire un bon bourgeois, vous êtes amené à faire des rencontres éclectiques. C’est facile de partir du bas pour aller vers le haut. Mais c’est très compliqué de partir du haut pour regarder les gens qui sont en bas. Je pense donc que c’est une chance incroyable.

Jacques Brel chantait “Les bourgeois c’est les comme les cochons…”. Vous avez peur de devenir vieux et con?
Oui, évidemment. Mais je me soigne en essayant de garder les pieds sur terre. Je ne connais pas le prix des chocolatines, mais c’est juste pour des raisons de diététique! On change, on évolue, surtout dans un métier comme le mien, mais on ne doit rien oublier. Pour payer mes études, j’ai travaillé dans la restauration et notamment en Belgique, dans un resto qui s’appelait La Bonne Fourchette sur la route entre Erquelinnes et Beaumont. Le contact avec la clientèle, ça vous permet ensuite d’être très à l’aise quand vous plaidez devant un jury populaire.

Vous êtes devenu un personnage médiatique avec l’affaire d’Outreau, vous pensez parfois à ces gens condamnés à tort?
Bien sûr, ils ont fait intensément partie de ma vie. Et puis il y en a tant d’autres dont vous n’entendrez jamais parler, parce qu’il n’y avait pas un journaliste dans la salle. Certains me hantent encore la nuit, des gens pour qui je pense que je n’ai pas bien plaidé, qui ont été mal jugés… Je n’ai pas de regret, mais il y en a que j’aurais dû défendre différemment. Il m’est arrivé au sortir des assises à 2 h du matin de monter dans ma voiture et de me dire, après un échec, que je n’aurais pas dû faire comme ça...

Depuis cette affaire, vous êtes devenu une star du barreau, c’est onéreux de s’offrir vos services?
Oui, c’est cher, mais de temps en temps je prends le dossier de quelqu’un qui vient me voir parce qu’il me touche tout simplement. Ce n’est pas de l’altruisme, j’essaie juste de gagner ma place au paradis. Pour les autres, je sélectionne en fonction de mon agenda, de l’intérêt que je porte à l’affaire et de ma compétence par rapport au dossier. L’argent est aussi un critère évidemment. Et puis il y a des choses que je n’ai pas envie de plaider. Plaider une cause, ça me dérange, je ne suis pas un avocat de cause. Je ne suis inféodé à aucun parti politique, je ne suis pas franc-maçon, j’essaie de n’appartenir qu’à moi-même.

Vos clients les mieux nantis paient donc pour les autres...
C’est exactement ça, c’est un système de compensation. Les critères classiques de l’honoraire sont la notoriété de l’avocat, la fortune du client et le service rendu. Si vous intervenez dans un dossier où l’enjeu est de 5.000 euros, vous n’allez pas prendre les mêmes honoraires que dans un dossier où on parle d’une vie. Tout cela est extrêmement variable.

C’est quoi, la responsabilité de l’avocat?
La définition juridique, c’est une obligation de moyens, pas de résultats. Il doit tout mettre en œuvre pour bien faire les choses, mais parfois on se lève du mauvais pied, on n’est pas en forme. Il m’est arrivé pendant que je plaidais de me dire “mais qu’est-ce que je fais, ça ne vient pas”. Au théâtre c’est parfois la même chose, je ne suis pas dedans. Ce sont des choses de la vie. Mais dans un procès, il y a souvent une vie en jeu, au théâtre, au pire vous recevez un cageot de tomates.

Monter sur scène ou plaider, le plaisir est  le même?
C’est une question difficile, je ne sais pas. Quand on plaide, le plaisir c’est quand on sent qu’on est en train de convaincre. Là il se passe un vrai truc. Vous savez que vous tenez votre sujet. Au théâtre quand vous faites une plaisanterie et que les gens rient, ça vous fait plaisir, mais ce n’est pas la même intensité. À choisir, je prends le métier d’avocat, mon métier. Le reste, c’est une parenthèse dans ma vie.

En tant qu’avocat, vous croyez en la justice?
Non. Je crois en une justice idéalisée, ce que les anciens appelaient la Thémis. Une justice qui ne se tromperait pas. Mais elle est parfois merveilleusement humaine et parfois terriblement humaine. C’est comme la vérité. C’est tellement relatif, la vérité. Dans un procès il y a dix vérités qui se dégagent: celle de l’accusé, celle du président, celle de ses assesseurs, celle de chaque juré, celle du procureur, celle de la partie civile, de la presse, de l’opinion publique… Ces vérités-là se mélangent. Personne n’est vraiment de mauvaise foi, mais la vérité c’est infiniment relatif. Il n’y a que ceux qui ne l’ont pas encore expérimentée qui croient encore en la justice.

Dans quelle affaire êtes-vous le plus fier de vos plaidoiries?
L’affaire Merah sans hésiter. J’étais seul contre tous et je trouvais que là, j’étais vraiment avocat. Une des plus belles lettres que j’ai reçue après cette affaire, c’est celle d’un rabbin installé en Belgique, et qui m’a dit à quel point, dans les textes sacrés, il était nécessaire de défendre un homme, fût-il Abdelkader Merah.

En Belgique, comme en France, la cour d’assises est amenée à disparaître, qu’en pensez-vous?
C’est une erreur historique majeure. Les assises, c’est une bouffée d’oxygène dans le corporatisme des juges et ça permet aux citoyens de savoir réellement comment fonctionne la justice. C’est une volonté des juges en France de cultiver l’entre-soi. C’est un projet qui a été “pourpensé” par les magistrats. Le peuple n’a plus rien à dire.

Votre métier est donc amené à disparaître.
Je pense que je suis un des derniers dinosaures du système judiciaire. L’oralité va disparaître. Ce qui n’est pas plus mal puisqu’on s’exprime n’importe comment aujourd’hui. On va aller vers quelque chose de numérique, une justice au rabais. Pour moi, la cour d’assises c’est la vitrine de la justice, on prenait le temps, on était dans un décorum, tout cela va disparaître et c’est terrible. En France, une des grandes préoccupations, c’est la statistique, on est obnubilé par le nombre de décisions rendues. Je ne me reconnais plus trop dans cette époque. Je ne sais pas si tout va trop vite, mais ce qui est certain, c’est qu’on joue les apprentis sorciers.

Vous donnez l’image de quelqu’un de révolté. Toutes les interdictions qu’on nous impose aujourd’hui, ça vous énerve?
L’hygiénisme me rend dingue. On écrit sur les bouteilles de pinard que ça nuit à la santé. Ben oui, on le sait bien. Ces photos sur les paquets de cigarettes, c’est pareil. Il y avait l’image d’un homme qui avait perdu une jambe et je me disais: c’est quoi le rapport? Quand on fume, on se réveille un matin et on a perdu une jambe dans le lit? C’est un Kosovar qui a pris une balle dans le genou et qui s’est reconnu sur la photo prise sans son consentement. Il y a l’hygiénisme de la pensée aussi. Mon oncle de Tati représenté avec un ventilateur dans la bouche, Malraux, Camus sans leurs cigarettes sur les photos offi- cielles… ça m’irrite. L’époque génère des censeurs partout. Les uns deviennent les censeurs des autres. Tout est polémique. Le Premier ministre canadien s’est déguisé en Noir... Quand on est Blanc, on ne peut que se déguiser en Blanc? Ça, c’est du racisme.

La tournée de votre spectacle s’est arrêtée en Belgique en janvier...
Vous allez dire que je suis un lèche-cul, mais j’adore la Belgique. Mes grands-parents paternels habitaient Cousolre dans le Nord. Vous faites un kilomètre à travers les pâtures et vous arrivez en Belgique. Ils allaient y chercher leur Ajja 17 en fraude. J’ai aussi plaidé en Belgique. J’y ai des amis comme Olivier Martins, Jean-Philippe Mayence, Jean-Philippe Rivière… Et une de mes passions, c’est la fauconnerie que je pratique régulièrement dans la région de Namur. Et puis j’adore les frites et on ne les fait bien qu’en Belgique. Je sais que c’est cliché mais c’est vrai. J’ai la nostalgie des frites belges, du cervelas et d’une bonne gueuze, ce sont mes madeleines de Proust à moi.

 

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