
Les métiers essentiels mal payés: «une règle vieille comme le monde»

Cette année, l’étude de l’Office belge de statistique (Statbel) sur les salaires a un goût un peu particulier par rapport à d’habitude. Car cette fois-ci, la crise du Covid a braqué les projecteurs sur les métiers dits essentiels: soignants, personnel des commerces, de l’industrie alimentaire, de la logistique, des transports, etc. Bref, tous ceux qui ont dû prendre plus de risques avec le virus pour faire fonctionner la société, sans possibilité de télétravail. Statbel a donc pris soin de regarder ce qu’il en était de leurs rémunérations brutes moyennes. Sans surprise, l’écart salarial avec le reste de la population est particulièrement flagrant.
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La palme du pire salaire revient aux gardes d’enfants
Statbel regarde d’abord aux revenus des grandes «stars» de la crise, à savoir les soignants. Or dans le secteur de la santé, les écarts sont importants. En haut du panier, on retrouve les médecins (7.091€ de salaire mensuel brut moyen en 2018), suivis des dentistes (5.008€) et des pharmaciens (4.546€). Mais les infirmiers et infirmières, dont le rôle a été si crucial contre le coronavirus, ne gagnent que 3.652€. C’est un peu mieux que la moyenne nationale (3.627€) mais en-dessous de ce que gagne la majorité des bacheliers. Bons derniers, les aides-soignants doivent se contenter de 2.549€, soit 30% de moins que le Belge moyen.
Du côté des autres métiers dits essentiels, la situation est souvent pire encore. Les caissiers et le personnel des commerces ont en moyenne un salaire mensuel de 2.500€. Dans les transports, presque tous les travailleurs sont en-dessous des contrôleurs de locomotives (3.246€) et de chemins de fer (2.948€), avec les coursiers à l’autre bout du classement (2.526€). Seul l’aviation se distingue avec 3.262€ pour les stewards et 4.637€ pour les pilotes et assimilés. Enfin, tout en bas de l’échelle, on trouve les gardes d’enfants (2.317€). Les agents d’entretien n’ont guère mieux (2.363€), tout comme les éboueurs (2.676€).
Une explication plus ou moins difficile à apporter
Pour Philippe Defeyt, économiste spécialisé sur l’évolution des salaires, ce constat n’est guère étonnant. Le fait que les métiers cités ci-dessus gagnent peu relève pour lui d’une «règle vieille comme le monde». «Plus on a un métier intéressant avec une liberté d’horaire, mieux on est payé. Au contraire, lorsque l’organisation est plus rigide, le salaire est moins haut». Le niveau d’éducation est ici évidemment un critère important pour expliquer cette situation.
Le cas des soignants est cela dit un peu plus étonnant. Pourquoi les infirmiers et infirmières gagnent moins que les autres diplômés du supérieur? À ce sujet, Philippe Defeyt avance deux hypothèses. «La première, c’est qu’il y a peut-être un phénomène d’âge. On sait que beaucoup d’infirmiers et infirmières arrêtent tôt et quand on voit comment évolue le barème avec l’âge, cela peut expliquer une partie de ce phénomène. La deuxième hypothèse, c’est l’organisation hiérarchique. À mon avis, il y a moins de cadres intermédiaires ou de cadres de façon globale pour diriger les équipes d’infirmiers, ce qui peut faire baisser la moyenne».
L’espoir d’un changement
Tout cela n’est pas très réjouissant pour les personnes concernées. Et pourtant, dans un article de la RTBF sur les métiers féminins et notamment sur les soignants, il est question de voir dans la crise une opportunité de faire bouger les lignes. Car il se pourrait que la reconnaissance de leur travail contre le Covid-19 amène à reconsidérer cette question des bas salaires, comme l’explique la socioéconomiste de l’UCLouvain Florence Degavre: «À partir du moment où l’aide vient à manquer pour prévenir l’hospitalisation ou pour accompagner les retours à domicile, soudain ces métiers deviennent visibles et on peut commencer à construire un rapport de force. Et progressivement, il faut commencer à penser à l’après-crise, à commencer à reconstruire une véritable reconnaissance de ces métiers», dit-elle à la RTBF. En ce sens, on pourrait donc croire que la manifestation du secteur de la santé prévue pour ce dimanche pourrait par exemple changer les choses.
Pourtant, Philippe Defeyt n’est pas aussi optimiste sur le sort des métiers essentiels. «Je ne pense pas que les salaires vont beaucoup bouger dans un contexte de crise. Il y a eu une enveloppe d’un milliard pour les soins de santé dont l’utilisation est en train d’être négociée entre les organisations patronales et syndicales du secteur. De ce point de vue-là, il faudra voir ce qu’il en sortira. Mais de manière générale, il faut s’attendre à ce que les patrons mettent en avant la question de la compétitivité. C’est une évidence que c’est cela qui va primer», juge-t-il.
Un creusement des inégalités à prévoir?
Si les salaires ne bougent pas, il n’en est pas de même de ceux des grands patrons. C’est ce que constate le nouveau classement Forbes des 400 Américains les plus riches, paru hier. Bilan: leur richesse cumulée a augmenté de 8% par rapport à 2019, malgré la crise. Comment cela est-il possible? «Les études montrent que cela n’a pas de lien avec les performances. Il y a plutôt une forme de compétition entre grands patrons», analyse Philippe Defeyt. «Chacun d’entre eux réclame une augmentation parce qu’ils estiment qu’il n’y a pas de raison pour qu’ils soient moins bien payés que leurs équivalents dans telle boîte. Ce qui peut aussi jouer, c’est la réputation. Les actionnaires sont persuadés qu’en embauchant telle personne, la valeur de l’action va monter».
Face à ce constat, on pourrait craindre une augmentation des inégalités salariales. Déjà avant la crise, l’OCDE s’inquiétait en 2018 d’une stagnation des revenus malgré une hausse de la productivité. Mais Philippe Defeyt ajoute que si le salaire brut a en effet stagné, le net a augmenté, notamment pour les bas salaires. Quant à la croissance des inégalités, il reste dans l’expectative. «Ce n’est pas nécessairement ce qui va se passer. Il n’est par exemple pas du tout certain que les travailleurs qui sont bien payés auront cette année autant de bonus qu’en 2019, ce qui pourrait réduire l’écart avec les bas salaires qui n’ont de toute façon pas de bonus. Je me souviens aussi qu’avec la crise de 2008, on a été surpris de voir que le taux de pauvreté avait diminué. En réalité, les salaires médians avaient baissé et en conséquence, le seuil de pauvreté avait fait de même, donc il y a eu mathématiquement moins de pauvres. On peut imaginer qu’avec la crise actuelle, les écarts de revenu n’augmentent pas non plus. Mais ça, on ne le saura que dans plusieurs mois, voire années».