

A 78 ans, Tran To Nga n'a plus rien à perdre. Souffrant d'un cancer et de diabète, elle a aussi contracté deux tuberculoses et une allergie très rare à l'insuline. Sa première fille est décédée après être née avec une malformation cardiaque. Son autre fille en souffre aussi. Toutes ces maladies sont typiques des contaminations à la dioxine, produit dont les effets se font sentir sur plusieurs générations. Tran To Nga a été exposée à la dioxine pendant plusieurs années, lorsque l'armée américaine déversait à foison de l'agent orange sur les forêts vietnamiennes.
En 1966, Tran To Nga a 22 ans. Elle fait partie du mouvement indépendantiste du Nord Vietnam (communiste) qui se bat contre le Vietnam du Sud soutenu par les Etats-Unis. A partir de 1961 et pendant dix années, les Américains ont déversé 84 millions d'agent orange, herbicide destiné à annihiler la végétation vietnamienne qui servait de camouflages au Viêt-Cong. On estime à quatre millions, les personnes (civils, militaires US, combattants vietnamiens) ayant été directement exposées au produit. Les répercussions sanitaires et écologiques s'en font toujours sentir aujourd'hui.
C'est en 2014 que Tran To Nga porte plainte contre 14 multinationales de l'agro-chimie (dont les géants Monsanto et Dow Chemicals) ayant aidé à produire et commercialiser l'agent orange (nommé ainsi à cause des bandes de couleur orange peintes sur les barils dans lesquels il était stocké). Elle s'appuie sur la compétence internationale de la justice française. Depuis 2013, un ressortissant français peut poursuivre un tiers étranger pour un crime de guerre, génocide ou crime contre l’Humanité, commis en dehors du territoire national. Pour Tran To Nga, les géants de l'agro-chimie ont commis un crime de guerre en vendant ce produit à l'armée américaine.
Mais pourquoi attaquer des entreprises privées et non l'armée US ? C'est d'ailleurs la question que pose Bayer (propriétaire de Monsanto) qui estime qu'elle n'est responsable de rien, l'agent orange ayant "été fabriqué sous la seule direction du gouvernement américain à des fins exclusivement militaires". Hypocrisie, selon la plaignante, qui assure que l'État américain a été dupé par ces firmes sur la toxicité de l'agent orange.
Ce n'est pas le premier procès pour crime de guerre fait à l'agent orange. Mais c'est la première fois qu'un procès va jusqu'à l'audience de plaidoiries. Avant cela, la justice coréenne avait déjà condamné Monsanto et Dow Chemicals à indemniser 39 vétérans de la guerre du Vietnam mais les deux entreprises ont contesté la décision et n'ont jamais versé un centime. A la fin des années 1980, un accord à l'amiable avait été trouvé entre plusieurs firmes et des vétérans américains. Un accord à l'amiable a également été proposé à Tran To Nga. Elle a refusé.
L'enjeu est colossal pour les entreprises de l'agro-chimie. Notamment parce que vient s'immiscer dans ce procès le principe d'écocide. Longuement discuté, revenu récemment dans les débats à l'ONU, le crime d'écocide n'est toujours pas reconnu dans le droit pénal international. La notion d'écocide signifie la destruction intentionnelle de systèmes écologiques causant des dégâts graves, étendus et durables affectant l'écosystème terrestre. En clair, il s'agit de crimes (d'une certaine ampleur) contre l'environnement.
Ce procès est aussi l'occasion de juger les géants de l'agro-chimie et de faire reconnaître le crime d'écocide dans le droit international – comme l'a proposé tout récemment la Belgique. Car la nature vietnamienne subit encore les ravages de l'agent orange, plus de cinquante ans après les faits.
La Croix-Rouge vietnamienne estime que plus de trois millions de personnes subissent encore les conséquences de ces épandages aériens car "la dioxine est descendue dans les sols et dans les nappes phréatiques qui alimentent les villes et les campagnes et on la retrouve aussi dans les boues", détaille André Bouny, auteur de l’essai de référence "Agent Orange, Apocalypse Viêt Nam", à RFI. La puissance toxique de la dioxine est treize fois plus importante que les herbicides comme le glyphosate a expliqué à l’AFP Valérie Cabanes, juriste et experte des questions environnementales.
Le jugement est attendu le 10 mai.