La colère des agriculteurs ne désemplit pas en Inde

Depuis plus de trois mois, des dizaines de milliers d'agriculteurs indiens protestent à travers le pays pour réclamer le retrait d'une réforme qui risque de les fragiliser. Retour sur un mouvement social qui n'est pas prêt de s'essouffler.

Un fermier renvoie du gaz lacrymogène tiré par les policiers en Inde. - AFP

Ils ont juré de poursuivre leur mouvement pendant des mois. Ils tiennent déjà depuis fin novembre, malgré la forte riposte déployée par les autorités. Jour et nuit, des milliers d'agriculteurs campent dans leurs remorques et leurs tracteurs en périphérie de New Delhi, la capitale indienne. Venus pour beaucoup du Pendjab et de l'Haryana, les deux plus importants producteurs de riz et de blé du pays, ils manifestent contre trois lois, adoptées le 20 septembre dernier par le Parlement, qui libéralisent la commercialisation des produits agricoles.

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L'Inde avait bien besoin de modifier son système agricole. Issu de la « révolution verte » lancée dans les années 1970, qui a imposé un système de production subventionnée par l’Etat, celui-ci a eu de lourdes conséquences écologiques et sociales, enfermant les producteurs dans des exploitations minuscules - 86% d'entre eux cultivent moins de deux hectares - et dans une logique infernale d'endettement.

En leur permettant de vendre directement aux entreprises privées, le gouvernement affirme qu'ils pourront céder leur récolte à meilleurs prix. Les principaux intéressés, eux, craignent justement le contraire. Ils redoutent l'arrivée des grandes entreprises agro-alimentaires. Ce qui se traduirait inévitablement par une baisse générale des prix de vente.

Un pays à l'arrêt

Dans un pays où plus d'une personne sur deux vit de l'agriculture, cette réforme a fait exploser une colère nourrie depuis de nombreuses années par un contexte difficile. Le 26 novembre, des milliers d'agriculteurs ont installé deux gigantesques campements aux portes de New Delhi, dormant sous des tentes ou dans des remorques. Comme une armée qui tient un siège, mais une armée pacifique. « Arrêtez de tuer les paysans ! » scandaient-ils inlassablement sur leurs tracteurs pour réclamer le retrait de ces textes, votés sans aucune concertation préalable avec les syndicats agricoles.

Des milliers d'agriculteurs manifestant à New Delhi

Des milliers d'agriculteurs protestant aux portes de New Delhi. - AFP

D'autres manifestations ont vu petit à petit le jour à travers l'Inde, mais c'est véritablement le 8 janvier que le mouvement a pris une ampleur inédite, avec le soutien de dix des onze syndicats du pays. Le pays connaît alors la plus grande grève générale de son histoire, avec 250 millions de grévistes selon les syndicats. Soit un cinquième de la population.

Déterminés à faire plier le gouvernement, les manifestants ont tenu 49 jours avant de rencontrer une première victoire... temporaire. Le 12 janvier, la Cour suprême a décidé de suspendre les trois lois controversées « jusqu'à nouvel ordre », espérant ainsi apaiser les tensions avant la fête nationale, le 26 janvier. Mais, conscients qu'il s'agit là d'une victoire trompeuse, les paysans ont poursuivi leur contestation.

Une fête nationale chaotique

Le Jour J, ce qui était une manifestation de paysans pacifiques a rapidement dégénéré. Des milliers d'agriculteurs, enragés par un profond sentiment d’injustice, ont pénétré dans le Fort rouge, bâtiment emblématique de la capitale, symbole de l’indépendance. Les forces de l'ordre et forces paramilitaires déployées dans la ville en ce jour de fête nationale sont rapidement dépassées par la situation. Le bilan de la journée est lourd: un agriculteur tué par le renversement de son tracteur et « 400 policiers blessés », selon les autorités.

Des policiers devant le Fort Rouge au lendemain de la fête nationale

Des policiers devant le Fort Rouge au lendemain de la fête nationale. - AFP

Pire encore, la crédibilité de ce mouvement, jusqu’à présent populaire et pacifique, a sombré. Alors que les syndicats agricoles condamnent fermement les violences et veulent à tout prix éviter de nouvelles confrontations avec les forces de l’ordre, les autorités les accusent de complot criminel.

Soutien international

La répression s'est intensifiée ensuite, lorsque les autorités ont coupé les liaisons Internet et téléphoniques dans les campements d'agriculteurs. Une censure qui a propulsé le mouvement sous le feu des projecteurs internationaux. Début février sur Twitter, Rihanna et Greta Thunberg ont affiché leur soutien aux paysans indiens. « Pourquoi ne parlons-nous pas de ça ? », a écrit la chanteuse américaine, en partageant un reportage de la chaîne CNN. Puis la nièce de la vice-présidente américaine d’origine indienne Kamala Harris s’est à son tour indignée. « Nous devrions TOUS être scandalisés par les fermetures d’Internet en Inde et la violence de paramilitaires contre les agriculteurs qui manifestent », a tweeté Meena Harris, mettant en garde contre le silence face aux « dictateurs fascistes ».

Ces commentaires n'ont pas plu au gouvernement indien, qui reproche à ces célébrités de s’immiscer de façon « sensationnaliste » dans une « affaire interne ». Ni même à certains locaux, qui ont incendié des photos de Greta Thunberg et Rihanna et brandi des banderoles pour avertir que « l’ingérence internationale » dans les affaires indiennes ne serait pas tolérée. « Aucune haine, menace ou violation des droits humains ne m'empêchera de soutenir cette contestation pacifique », a réagi la militante suédoise.

Des portraits de Greta Thunberg et Rihanna avant d'être incendiés

Des portraits de Greta Thunberg et Rihanna avant d'être incendiés. - AFP

Rien ne les fera bouger

Sur la même lancée répressive, des dizaines de milliers de policiers ont été déployés samedi dans toute l’Inde face aux nouvelles manifestations prévues par les agriculteurs. Cela ne risque pas de les dissuader, a assuré Rakesh Tikait, l'une de leurs principales figures du mouvement dans l’Indian Express. « Ils peuvent jeter des clous sur le sol ; nous les couvrirons de terre et nous ferons pousser des fleurs. Nous n’avons pas peur des barricades ou du déploiement sécuritaire. Nous ne pensons pas que la police va fermer la zone. S’ils le font, il y a des manifestants ici qui peuvent faire tomber toutes les barricades. » Le ton est donné.

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