
Une poétesse afro-américaine peut-elle être traduite par une personne blanche ?

Elle avait presque volé la vedette au président américain. Sa prestation lors de l’investiture de Joe Biden en janvier avait été remarquée aux quatre coins du monde. Ce jour-là, Amanda Gorman, 22 ans, avait récité son poème, « The hill we climb » (« la colline que nous gravissons »). Un message d’espoir, un appel à l’unité au sortir des années Trump, qui avait marqué les esprits. Aux Pays-Bas, Meulenhoff a décidé de traduire le poème. Le 23 février, Marieke Lucas Rijnevelde, auteure récompensée en 2020 par l’International Booker Prize, se réjouissait sur les réseaux sociaux d’avoir été choisie par la maison d’édition. Un choix semble-t-il approuvé par l’entourage d’Amanda Gorman.
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Mais trois jours après, l’écrivaine de 29 ans jetait l’éponge. Il faut dire qu’entre-temps, une pluie de critiques s’est abattue sur l’éditeur. Aux yeux de certains, Marieke Lucas Rijnevelde est en effet « trop » blanche pour retranscrire fidèlement les expériences d’une personne de couleur, expériences qui auraient nécessairement un impact sur le texte.
Occasion manquée ?
L’une des premières critiques est venue de la journaliste et activiste néerlandaise Janice Deul. Dans une tribune publiée par le Volkskrant, elle a jugé que la traduction du poème aurait dû être demandée à une jeune femme noire, à l’image de la créatrice originelle.
Un profil qui existe par ailleurs, et qui aurait dû donc être d’autant privilégié qu’il reste encore trop souvent dans l’ombre, selon l’activiste. « Avant d’étudier à Harvard, Amanda Gorman a été élevée par une mère célibataire, elle a eu des problèmes d’élocution qui ont fait croire à un retard, a expliqué Janice Deul. Son travail et sa vie sont forcément marqués par son expérience et son identité de femme noire. Dès lors, n’est-ce pas pour le moins une occasion manquée que de confier ce travail à Marieke Lucas Rijneveld ? ».
Le débat continue en Flandre
Très animé sur les réseaux sociaux néerlandais, le débat a par la suite fait tâche d’huile en Flandre. Dans une opinion parue dans De Morgen, l’écrivain Mohamed Ouaamari a dénoncé un champ littéraire qui laisse encore trop peu de place à la diversité. « Le problème est qu’aujourd’hui il n’y a pratiquement aucune place pour des plumes issues des minorités dans un secteur littéraire complètement blanc » a-t-il pointé, tout en ajoutant : « il en va des traducteurs comme des écrivains. (…) C’est la qualité de la plume, pas la couleur de la peau, qui fait la valeur d’un texte » (citation traduite par Le Monde). « Je peux comprendre que l’on choisisse quelqu’un qui, en raison de son parcours, ait une meilleure perception des références culturelles, a embrayé dans De Standaard l’autrice et traductrice Gaea Schoeters. Mais je crains que l’on tende vers une approche où seules les femmes pourraient traduire d’autres femmes, les Blancs d’autres Blancs, les Noirs d’autres Noirs ».
Tout en nuances, le poète et traducteur néerlandais Samuel Vriezen a quant à lui expliqué à Daardaar : « La récitation du poème de Gorman était avant tout un acte politique et médiatique. Ce qu’il faut traduire avant tout, bien plus que le texte encore, c’est la personne même et sa position politique. (…) Tout traducteur doit être capable d’aller au-delà de sa propre identité. Pour bien faire mon travail, je dois pouvoir croire que l’homme blanc cisgenre que je suis est capable de traduire l’œuvre d’une femme queer des États-Unis. En fait, en se demandant si un traducteur peut comprendre la douleur de l’autre, on ne se pose pas la bonne question. Traduire, ce n’est pas savoir si on connaît l’expérience de l’autre, c’est être capable de reconnaître que cette expérience est autre ».
À noter que la version francophone du poème d’Amanda Gorman ne sera pas réalisée par une traductrice. La maison d’édition Fayard a en effet choisi la jeune artiste belgo-congolaise Lous and the Yakuza pour s’en charger.