

Le kidnapping et le meurtre de Sarah Everard par un policier a mobilisé des dizaines de milliers de femmes et sensibilisé la société anglaise à des réalités à peu près tues jusqu’ici. Lancé en juin 2020 par Soma Sara, une étudiante qui avait été victime d'une agression dans son université londonienne, le site Everyone’s Invited (tout le monde est invité) a recueilli plus 5 800 témoignages de harcèlements et d’abus sexuels commis dans de très nombreuses écoles du royaume, souvent à l’égard de (très) jeunes filles au point de valider l’expression «culture du viol» et, tout d’un coup, d’émouvoir la police. Certains établissements ont promis de réagir, la police d’enquêter et de se montrer attentive à toute dénonciation de faits « passés ou actuels ». Aux USA et en Australie, des démarches semblables existent également et font émerger les mêmes vérités enfouies.
Manifestations à Londres suite au meurtre de Sarah Everard
Donc, les institutions scolaires ne sont pas des sanctuaires pour les jeunes gens. L’Eglise non plus. On le savait déjà, mais les révélations continuent. Après avoir recalé un premier rapport à la colère générale, Rainer Maria Woelki, l’archevêque de Cologne, le plus grand diocèse d’Allemagne, a finalement rendu publiques les conclusions du second. Depuis 1975, 314 mineurs (ici surtout des garçons de moins de 14 ans) ont été abusé par 202 responsables religieux. Dans ces affaires très largement prescrites (et sûrement beaucoup plus nombreuses), seuls quelques laïcs attachés au clergé ont été sanctionnés, mais aucun prêtre (deux membres de la hiérarchie catholique viennent quand même d’être suspendus par l’archevêque pour avoir couvert des faits).
Rainer Maria Woelki, l’archevêque de Cologne
Une enquête plus vaste comptabilise depuis la fin de la guerre 3 677 enfants victimes de plus d’un millier d’abuseurs appartenant à l’Eglise catholique allemande qui, depuis 2010 et les premiers scandales, a perdu 2 millions de contributeurs sur ses 24 millions de fidèles. En Allemagne, les croyants doivent en effet payer un « impôt religieux» à l’église à laquelle ils appartiennent.
La France, elle aussi, a été plusieurs fois secouée, en particulier par l’affaire de l’ex-prêtre Bernard Preynat, coupable de milliers d’agressions et laissé trop tranquille par Philippe Barbarin, l’archevêque de Lyon. Elle a dès lors diligenté une Commission d’enquête indépendante sur les abus sexuels commis dans les institutions religieuses catholiques. La Ciase promet ses conclusions définitives pour cet automne, mais a déjà rendu un rapport intermédiaire (6500 témoignages, au moins 10 000 victimes depuis 1950).
Son sérieux a rassuré l’association de victimes La Parole libérée, celle-là même qui avait fait éclater le scandale (ce que montre Grâce à Dieu, indispensable film d’Ozon en 2019). Elle vient de décider de se dissoudre, avec le sentiment du devoir accompli: mettre au jour ces violences sur mineurs enterrées bien profondément par la société.
Cela commence en effet à changer. Au même moment, François Jacolin, évêque de Luçon, émut par des récits de victimes à dénoncer des pratiques longtemps trop ordinaires dans un petit séminaire de la région, n’hésitant pas à déclarer : « il y a eu complicité entre prêtres, plus ou moins grande mais prouvée ».
L’école, l’Eglise… mais le pire est ailleurs, là où les enfants devraient être les plus en sécurité : dans leur propre famille. Le juge des enfants Edouard Durand copréside en France la commission sur l’inceste. C’est dire s’il sait de quoi il parle quand il publie un livre au titre cinglant: Violences sexuelles. En finir avec l’impunité. Selon les études disponibles, il estime à 300 000 le nombre victimes d’agressions sexuelles par an. Pour les enfants, 80% des violences subies, parfois physiques mais non sexuelles, ont lieu dans le cercle familial. Quand la justice s’en mêle 70% des affaires sont classées sans suite et seules 1 000 condamnations sont prononcées.
Le juge des enfants Édouard Durand et son livre Violences sexuelles, en finir avec l'impunité
Le juge n’est pas tendre envers la justice de son pays « notre société ne protège pas des humains, et notamment des enfants victimes de violences sexuelles ». Imaginer qu’un enfant puisse être victime d’un proche est si insupportable, si destructeur de notre mythe de la famille qu’on préfère ne pas croire la parole des victimes. « Pour que Twitter ne devienne pas un tribunal médiatique, il faut que les tribunaux judicaires inspirent confiance aux victimes. » conclut-il dans Télérama.
Vous aurez remarqué que dans aucun des exemples repris par cet article, il n’est pas question de la Belgique. Serions-nous beaucoup plus sains que nos voisins ? Rappelons que chez nous où rien ne semble se passer et où rien ne se dit, l’inceste n’est même pas inscrit dans notre code pénal. Peut-être qu’en Belgique, pays des monstres Marc Dutroux et Michel Fourniret, il est encore plus difficile d’imaginer que le plus souvent, pour les femmes et les enfants, «le risque de violences se situe dans l’espace intime et sont commises par un homme connu». Pour que la parole se libère, il va falloir oser écouter. Dans les familles, les commissariats de police et les tribunaux.