
Le pouvoir d’un chien

Marjorie nous accueille chez elle, dans son appartement de Louvain-la-Neuve. “Entrez”, crie-t-elle depuis la grande table où elle est assise. Chez Marjorie, tout est joli, pratique et ordonné. On s’installe, ni trop près ni trop loin. Elle s’exclame, plantant ses yeux bruns dans les nôtres: “Je vais vous raconter une anecdote…” On découvre un petit bout de jeune femme dynamique, malgré la chaise roulante, et aux yeux pétillants, même si ceux-ci ne distinguent plus grand-chose. Marjorie est atteinte de neuromyélite optique, une maladie auto-immune rare qui lui a fait perdre la vue ainsi que l’usage de ses jambes lorsqu’elle avait une petite dizaine d’années. Mais loin de se laisser définir par la maladie, elle se bat pour rester active et le plus autonome possible. Pour cela, elle peut compter sur l’aide de Roméo, un beau berger belge tervueren, tête noire et robe dorée, qui s’ébroue de temps en temps sur son tapis en faisant cliqueter son harnais. Pour peu, on ne l’aurait pas remarqué. Sauf que, dès que Marjorie fait mine de s’éloigner, il la suit comme son ombre. “Je ne l’ai que depuis le mois de mai, mais entre lui et moi, c’est déjà l’amour fou. On ne se quitte plus. C’est l’homme de ma vie”, déclare-t-elle en riant. Marjorie a la chance de posséder un chien unique en Belgique, Roméo étant le premier chien formé chez nous pour être à la fois un guide pour les personnes malvoyantes et un assistant pour les personnes en chaise. La “double casquette”, comme le disent ses formateurs. “On demande en quelque sorte à l’animal de remplir deux cahiers de charges qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. C’est compliqué car, au départ, les profils du chien-guide et du chien d’assistance ne sont pas les mêmes du tout, explique Frédéric Storme, président et fondateur de la Fondation I See, un organisme dédié à l’accompagnement de la déficience visuelle, notamment via la formation de chiens-guides dont est issu Roméo. Le chien doit aussi correspondre au tempérament de la personne. Le labrador et le golden sont des sensibles, le malinois est plus intrépide, le berger est futé et dévoué à son maître…”
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Un an et demi de formation
Et il faut voir cette dévotion. Pour Marjorie, Roméo ouvre les portes, ferme les tiroirs, met le linge dans la machine à laver, l’aide à enlever ses chaussures et ses chaussettes, ramasse ce qui tombe par terre… Il dépasse en fait toutes les attentes. “Roméo m’a apporté énormément d’autonomie et davantage de confiance en moi. Mais plus encore, il sent mon stress et mes angoisses, témoigne la jeune femme. Je suis une personne angoissée de nature. Un jour où j’étais particulièrement mal, je me suis évanouie sur mon lit. Roméo est venu tout de suite à côté de moi et m’a léché le visage pour me réveiller alors que je ne l’avais jamais autorisé à monter sur mon lit. Depuis ce jour, quand je ne suis pas bien, je l’appelle, il vient poser sa tête sur mon coeur et je le serre dans mes bras. Il ne m’aide donc pas seulement physiquement, mais aussi beaucoup psychologiquement. Alors qu’il n’a pas été formé pour cela au départ. Je dirais que Roméo n’est pas un chien à double, mais à triple casquette.” Si Roméo est destiné à Marjorie presque depuis sa naissance, il a fallu à celle-ci être patiente avant de le voir s’installer chez elle. “Après avoir reçu la demande, on fait d’abord une étude de faisabilité, précise Frédéric Storme. Marjorie habitait dans un appartement adapté, était active et, plus important encore, elle avait un projet et voulait continuer à évoluer. Pour nous, c’est super important.” Ne restait “plus qu’à” trouver la perle rare et le former en conséquence. Une fois sélectionné, le chiot de huit semaines passe d’abord un an en famille d’accueil où il devient un chien parfaitement éduqué: marcher en laisse, accourir à l’appel de son maître, ne pas monter sur les lits…
Pas un GPS
Un petit examen médical plus tard, s’il est déclaré apte, il passe ensuite à la deuxième partie de sa formation, celle qui lui permettra de devenir un chien guide ou, comme dans le cas de Roméo, un guide doublé d’un assistant. “Cette formation dure huit à dix mois pour un chien guide classique, mais dans ce cas particulier, on a eu besoin d’un an et demi.” Durant cette période, Marjorie et Roméo ont été régulièrement mis en contact l’un avec l’autre, afin de s’apprivoiser. Nicolas, l’éducateur du chien, a ensuite passé deux semaines complètes chez Marjorie, finalisant l’éducation. “Au début je trouvais ça un peu lent. J’étais tellement heureuse et impatiente de l’avoir, je voulais tout faire tout de suite et tout comprendre. J’avais aussi un peu peur que ça ne se passe pas bien, je craignais de ne pas bien faire les choses, d’avoir du mal à le suivre. J’avoue que le premier jour, je lui ai écrasé la patte une fois ou deux”, se souvient la jeune femme. Après les quinze jours intensifs, Nicolas repassera une fois par semaine, puis une fois par mois. Aujourd’hui, on dirait que Marjorie et Roméo vivent ensemble depuis toujours. “On se comprend”, glisse-t-elle en caressant l’intéressé et en lui posant un petit baiser sur le haut de la tête. Roméo a appris à être stimulé par la récompense. “Quand il fait ce que je lui demande, il faut que je le félicite. C’est normal, tu n’imaginerais pas travailler et ne rien recevoir, non?” Pour flatter son chien, Marjorie joue de ces trois cartes: la caresse, le biscuit et la voix. “Je mixe un peu les trois. La voix est très importante car il reconnaît les intonations, que ce soit pour le féliciter ou pour lui indiquer qu’il a fait une bêtise. J’ai tout de suite trouvé comment lui parler. En revanche, j’essaie de ne pas abuser des biscuits… je ne voudrais pas qu’il devienne obèse!” “Roméo, on part se promener?” l’apostrophe-t-elle après qu’il lui a rapporté chaussures et chaussettes. C’est important aussi qu’il s’amuse et qu’il coure un peu, parce que le reste du temps, il doit “travailler”. On va donc aller au parc lui lancer la balle.” Joystick de son fauteuil dans une main, harnais de Roméo dans l’autre, la voilà prête pour une petite sortie. “J’ai appris plusieurs parcours au préalable. J’ai senti les rigoles, les obstacles, les endroits où il y a des maisons ou non… On les a ensuite refaits avec Roméo. Il sait donc où il va, mais ce n’est pas un GPS. Si je lui dis “pharmacie”, il ne m’emmène pas là-bas. Il ne faut pas exagérer, ça reste un chien!” Roméo nous ouvre la porte, appelle l’ascenseur en posant son museau sur le bouton, et nous voici en bas de l’immeuble, où une dame nous aperçoit et s’approche, main tendue. “Oh, le beau chien!”. “Vous ne pouvez pas le caresser”, s’écrie tout de suite Marjorie. C’est que tous ces gens s’intéressant d’un peu trop près à son fidèle compagnon sont problématiques. “Le chien doit garder sa concentration sur moi uniquement. Si quelqu’un d’autre que moi le caresse, ça pose problème car c’est normalement sa récompense. Si on lui donne des caresses, il a l’impression d’être récompensé alors qu’il n’a rien fait. Le contrat passé entre lui et moi risque d’être déséquilibré. Et puis, c’est la fête, il va croire qu’il peut aller jouer. Et moi pendant ce temps-là, je fais quoi s’il ne me guide plus?” À l’extérieur, Roméo remplit son rôle et guide Marjorie. “Roméo, gauche!” À chaque intersection, le chien s’arrête et attend l’ordre de sa maîtresse pour reprendre dans la direction indiquée. S’il y a un obstacle, le chien se met de son côté pour que le fauteuil de Marjorie ne le percute pas. Celle-ci, en tenant son chien par le harnais, peut sentir dans quelle direction il part et donc suivre le tracé de son parcours. “J’ai une bonne représentation mentale. Quand on ne voit plus, on développe ses autres sens…” Grâce à Roméo, sortir de l’appartement n’a jamais été aussi facile et rassurant pour Marjorie. “Je n’ai jamais aimé prendre ma canne car cela revenait à avoir “aveugle” tatoué sur mon front et je déteste ça. Je suis stricte sur mon physique et le regard des autres compte pour moi, alors que je ne vois pas. Je dois toujours être bien habillée et maquillée. J’en ai besoin pour me sentir bien.” Depuis l’arrivée du Berger, il ne faut donc plus camoufler les bleus causés par les portes, murs et autres poteaux dressés sur le chemin de Marjorie. “Je ne le vois pas, mais je sens qu’il me regarde comme pour me dire: “T’as vu, je l’ai fait, je te protège”. Je vous le dis, on a une vraie connexion.”
Aider aussi les enfants en chaise
La Fondation I See va former déjà des animaux pour d’autres missions. Mais tout cela a un prix. Je veux faire ce que les autres ne font pas, même s’il existe une demande”, affirme Frédéric Storme, son président et fondateur. Preuve en est, un deuxième chien comme Roméo est en fin de formation, et trois autres demandes ont été adressées à la fondation. “Avant, comme personne en Belgique ne proposait ce genre de chien, les gens devaient aller en France. Aujourd’hui, on sent qu’il y a de la demande, ce qui nous pousse aussi à nous lancer dans des choses complètement différentes.” I See va donc former des chiens en vue d’accompagner des jeunes enfants en chaise. “On a acheté des petits chiots golden. L’un ira pour une petite fille de trois ans, un autre pour un garçon de sept ans. On leur prépare des chiens pour les aider à gérer leur différence durant toute leur croissance.” La formation de ces chiots devrait durer un peu moins d’un an et, à terme, le chien pourra ramener des objets, soutenir l’enfant, l’accompagner dans une piscine… Reste l’épineuse question du prix. Un chien-guide classique coûte environ 25.000 euros. Il faut compter 10.000 euros de plus pour une double casquette. Les Régions wallonne, bruxelloise et flamande remboursent respectivement 5.000, 7.000 et 13.000 euros. Le reste doit être sorti de la poche des demandeurs ou être financé par des associations ou œuvres caritatives, comme ce fut le cas pour le chien de Marjorie, payé en partie par le Lions Club de Mont-Saint-Guibert.