
Le marché de l'occasion explose : quels sont les pièges à éviter?

Du jamais vu. Oubliez les friperies du siècle dernier ou les eBay et 2ememain condamnés à proposer du neuf pour attirer les annonceurs. Propulsé par la crise économique et sanitaire et la prise de conscience écologique, le marché de la seconde main explose. Selon un rapport commandé par l’enseigne américaine spécialisée thredUP, les vêtements de seconde main ont connu en 2019 une croissance 21 fois plus rapide que celle du commerce de détail. Dans moins de dix ans, ce marché devrait même dépasser en chiffre d’affaires le secteur ultra- lucratif de la fast fashion! Mais qui aurait cru, il y a à peine deux ou trois ans, que le prochain gros business de l’industrie de la mode serait la fripe?
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Une enquête menée par Bpost et le magazine dédié à la grande distribution Gondola confirme son ancrage chez nous: 7 Belges sur 10 achètent désormais des produits d’occasion. Leurs motivations? Le prix cassé et la durabilité. On y apprend également que les jeunes adultes sont les plus accros à cette économie circulaire. Près de 80 % des 24-35 ans s’y adonnent. Fini donc le temps où l’on poussait timidement, voire honteusement, la porte d’un magasin de seconde main. Aujourd’hui, acheter d’occasion devient un acte de consommation engagé et assumé.
En témoigne le succès du lituanien Vinted et ses 45 millions de clients européens et américains. Avec une nouvelle levée de fonds de 250 millions d’euros, la star de la fripe serait valorisée, selon le site TechCrunch, à 3,5 milliards d’euros. Le marché de l’occasion se mue en industrie. À l’instar de Back Market ou de Certideal, de nouveaux géants du commerce en ligne se spécialisent dans le high-tech et proposent des smartphones, tablettes, ordinateurs ou consoles de jeux de seconde main. Et ça cartonne.
En France, on estime que le marché du portable d’occasion représente déjà 30 à 40 % des ventes totales de smartphones. Des gadgets nettoyés, désinfectés, vérifiés sur des dizaines de points et assortis d’une garantie de 12 à 24 mois. Impensable il y a encore quelques années. Face à ce type de produit, ces enseignes ont bien compris qu’il fallait rassurer les acheteurs potentiels, explique David Monic, consultant pour le bureau IdeaConsult. On assiste à une professionnalisation de ce marché avec un niveau de service quasi équivalent à celui proposé par les vendeurs de produits neufs.”
Même logique de valeur ajoutée chez Videdressing. Présent sur le marché belge, le spécialiste français du luxe de seconde main propose des sacs Louis Vuitton, des bagues Van Cleef & Arpels ou des montres Cartier dont l’authenticité a été validée par sa team anti-contrefaçon. Car oui, même le secteur du luxe se la joue aujourd’hui circulaire. “La pression sociale est de plus en plus forte, poursuit cet expert. Plus personne ne peut ignorer l’urgence climatique. Considéré comme une source de rêve ou d’idéal à atteindre, et peu questionné, le luxe interroge désormais aussi notre impact environnemental.”
La fripe, c’est chic
Les 4 x 4 de 300 chevaux, yachts et autres jets privés ne feraient-ils plus rêver? Rien n’est moins sûr. “J’ai quand même l’impression que le cliché du riche qui pollue et n’en a rien à faire n’est plus aussi fédérateur. Cela devient vulgaire. D’autant que ceux qui achètent du luxe de seconde main retrouvent le même niveau de satisfaction que lorsqu’ils se payaient du flambant neuf. Ils se font plaisir, ont bonne conscience et voient leurs achats gratifiés par leurs pairs qui les félicitent de leurs efforts.”
Même les fabricants et détaillants de produits neufs se lancent aujourd’hui sur le juteux marché de l’occasion. Énième preuve de sa professionnalisation. Ainsi, le géant de la fast fashion en ligne Zalando propose désormais son rayon “Pre- owned”, un espace dédié aux vêtements de seconde main. Même tendance dans les enseignes Cora qui signent un partenariat avec le spécialiste français Tatatam ou CashConverter et ouvrent des corners d’occasions au sein de leurs hypermarchés. Sans parler de Nike ou d’Apple qui proposent aussi des produits de seconde main reconditionnés (voir ci-contre). Un paradoxe? “Non, car une entreprise doit s’adapter aux évolutions de son marché. Ces firmes ont des services marketing efficaces qui identifient les tendances et les tendances sont là. Les clients demandent à ces entreprises de changer de modèle. Leurs investisseurs aussi. De plus en plus de banques et de fonds d’investissement refusent désormais de financer des projets qui n’ont pas une part durable. Une position éthique mais aussi économique puisque les entreprises qui misent sur une consommation infinie ne pourront plus fournir leurs clients lorsque ces ressources seront de plus en plus limitées.”
Une logique éthique, économique, mais aussi politique. “L’Union européenne se positionne désormais clairement dans la circularité afin de réduire notre impact environnemental et lutter contre les économies moins sensibles à ces questions, comme les géants technologiques américains ou asiatiques. En juin, la Commission européenne va aussi finaliser ses modalités d’application de la taxe carbone à l’entrée des frontières. Si cette taxe carbone est mise en place, de nouveaux business models émergeront. Quand on achète un produit peu respectueux de l’environnement, on le fait souvent parce qu’il est moins cher. Si demain, le prix des deux produits est identique, on ne se posera même plus la question. Cela devrait être un gros levier de changement sociétal.”
Amazon du seconde main
Mais ce boom du marché de l’occasion est-il forcément une bonne affaire pour notre portefeuille et pour la planète? L’exemple de Vinted n’est pas en tout cas des plus convaincants. Le succès de ces vide-dressing fait d’ailleurs mal aux associations comme Oxfam ou Terre qui reçoivent moins de dons et doivent même baisser leurs marges pour être à nouveau concurrentielles. Avec son site Web particulièrement énergivore, son matraquage publicitaire, son interface accrocheuse et ses notifications qui favorisent les achats compulsifs, l’appli de Vilnius serait-elle aussi l’Amazon des vêtements de seconde main? “Vinted encourage la rotation rapide de modèles, en grande partie issus de la fast fashion, en conférant du pouvoir d’achat aux consommateurs, qui revendent facilement des produits pour en racheter d’autres”, tacle l’association Les Amis de la Terre, interrogée par le journal Reporterre. Sans parler des nombreuses arnaques, contrefaçons ou du service client injoignable en cas de fraude. En France, l’UFC-Que Choisir poursuit également en justice Vinted pour pratique commerciale trompeuse. En cause, selon l’association de consommateurs, l’option “Protection acheteurs” qui n’a rien d’optionnel puisqu’elle est obligatoirement facturée.
L’arrivée de Zalando sur le marché de la fripe pose également question. “Ils balancent des pubs en pop-up, s’introduisent chez les gens via des cookies et n’ont aucun souci à remplir leurs cartons à moitié et à les compléter par du plastique, constate David Monic. Compte tenu de toutes ces actions, arriver sur le marché de la seconde main semble assez paradoxal…”
Décroissance du désir
Selon d’autres experts, le géant allemand se lance sur ce nouveau secteur aux faibles marges bénéficiaires afin de récolter des données sur les consommateurs. La marque ne paie d’ailleurs pas les vendeurs en euros mais bien en crédits destinés à être reversés à des associations caritatives, mais aussi à acheter des produits neufs sur son site. “Cet intérêt pour ces données personnelles ne m’étonne pas et c’est une logique dangereuse car les consommateurs veulent un vrai changement et cela pourrait se retourner contre la marque.”
Du côté des géants de la vente de smartphones ou tablettes de seconde main, certains business models se révèlent aussi interpellants. Comme celui de Certideal, société française désormais à pied d’œuvre sur le marché belge. Quand on se penche sur les sources d’approvisionnement de ce spécialiste du smartphone reconditionné, on s’aperçoit que 60 à 65 % de ses portables sont achetés aux opérateurs de téléphonie américains. Certideal précise qu’il est plus écologique d’importer ces smartphones par containers depuis les États-Unis que de se les faire livrer depuis l’Europe en envois individualisés. Peut-être...
Mais plus ces opérateurs pourront écouler facilement ces smartphones usagés, plus ils seront à même d’en proposer des neufs à prix cassés à leurs abonnés. Ce marché de la seconde main favoriserait-il donc aussi, paradoxalement, l’hyper-consommation? “Ce qu’on demande aujourd’hui aux entreprises, c’est de circulariser les matières et l’énergie, rappelle David Monic. Je prendrais donc un peu leur défense. Elles s’engagent dans cette démarche, ne produisent plus de nouveaux biens, et donc des déchets dont on laisse la gestion aux pouvoirs publics. C’est déjà une très bonne chose. Mais, en effet, l’économie circulaire ne résout pas pour autant la question de la sobriété de la consommation. Il est clair que les entreprises de seconde main qui développent à fond tous les aspects marketing, traquent les cookies et sursollicitent leurs clients ont une part de responsabilité. Mais les consommateurs doivent aussi se poser la question de savoir s’ils ont vraiment besoin de remplacer leur smartphone ou de changer leur garde-robe.”
À côté des Back Market et autres Certideal, de nouveaux acteurs du reconditionné se démarquent par leur approche circulaire ou sociétale encore plus approfondie. À l’instar du belge aSmartWorld, spécialiste du portable d’occasion. “Nous récoltons des smartphones et des tablettes auprès d’entreprises et de particuliers belges, nous les traitons à Genval et nous les remettons aussi en circulation localement”, explique sur le site Geoffroy Van Humbeeck, le CEO. L’entreprise s’engage également à reverser une partie de ses bénéfices à des actions humanitaires ou à réduire la fracture numérique en redistribuant une partie des téléphones reconditionnés à des personnes qui n’ont pas les moyens d’en acheter. Entre vulgaire greenwashing, circularité modérée ou logique 100 % éthique, les nouveaux acteurs de la seconde main cherchent encore leur voie. Reste que les consommateurs, eux, ont désormais l’embarras du choix, et donc le pouvoir d’imposer leur modèle de consommation. Durable ou périssable.