
Les ratés de la police belge avant les attentats de Paris

Le rapport du Comité P (la police des polices) avait été utilisé dans le rapport de la Commission parlementaire belge qui était, lui, paru en juin 2017 avec la conclusion que « la police, le ministère public, la justice et les services de renseignement disposaient de nombreuses informations concrètes (…) qui n’ont pas toujours été exploitées de manière optimale et n’ont pas permis d’identifier à temps la menace d’attentat ». Mais le rapport du Comité P n'avait jamais, en lui-même, été rendu public.
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C'est celui-ci que le journal Le Monde décortique aujourd'hui, alors que le procès de Salah Abdeslam commencera le 8 septembre à Paris. Si le quotidien français rappelle que les attentats de Paris sont un échec pour les services français et internationaux autant que belges, ce rapport de 80 pages du Comité P, qui s'attarde sur trois suspects (Abdelhamid Abaaoud, Brahim et Salah Abdeslam) montre les ratés au sein de la police belge. Des dysfonctionnements qui s'expliquent notamment par un manque de « moyens matériels et humains ». Récit.
Juillet 2014
Seize mois avant les attentats de Paris, la DR3, la cellule antiterroriste de la police judiciaire fédérale de Bruxelles reçoit un tuyau d'une enquêtrice de la cellule « islam ». Selon elle, deux frères radicalisés, Brahim et Salah Abdeslam, auraient l'intention de se rendre en Syrie pour rejoindre les rangs de l'Etat islamique. Il n'existe aucune trace écrite de ce renseignement qui ne fera l'objet d'aucune enquête. C'est l'enquêtrice en question qui contactera le Comité P après les attentats.
15 janvier 2015
Une semaine après les attaques de Charlie Hebdo, les forces spéciales belges démantèlent une cellule terroriste à Verviers. Il est établi que c'est Abdelhamid Abaaoud, un Belge qui a rejoint l'EI en Syrie, qui pilotait cette cellule depuis la Grèce. Il retourne rapidement en Syrie après avoir échappé à une arrestation en Grèce.
27 janvier 2015
Brahim Abdeslam prend un vol pour Istanbul, d'où il rejoindra la Syrie où il reçoit une formation militaire de la part de l'EI. Rien n'est fait pour l'en empêcher. C'est à ce moment que la cellule terroriste qui va ravager Paris se constitue.
30 janvier 2015
Un policier de Molenbeek dresse un procès-verbal pour terrorisme contre Salah Abdeslam qui aurait déclaré : « Il faut aider les frères en Syrie ». Il serait lui aussi sur le départ pour la Syrie après avoir reçu un appel de son frère le 28 janvier alors que ce dernier se trouvait à la frontière turquo-syrienne. Le PV précise que Salah Abdeslam est un ami d’Abaaoud, un des terroristes les plus recherchés du continent depuis le coup de filet de Verviers. Les deux hommes se seraient d'ailleurs parlé juste avant le démantèlement de la cellule.
Une enquête est ouverte. Salah Abdeslam fait l'objet d'un signalement national, puis international dans le système d'information de Shengen. Le policier à l’origine de ces informations ne sera plus contacté par aucun service jusqu’aux attentats de Paris.
9 février 2015
Brahim Abdeslam est à son tour signalé au niveau national et international. « Brahim serait parti vers la Syrie quelques jours plus tôt. Il aurait contacté son frère Salah depuis la frontière turco-syrienne en date du 28 janvier 2015 disant qu’il était prêt à passer la frontière », est-il écrit sur le PV de la police de Bruxelles-Ouest.
16 février 2015
Brahim est interpellé à Bruxelles lors d'un contrôle routier. Dans sa voiture, la police trouve du cannabis et une page imprimée d’un forum en ligne intitulé « La permission des parents pour faire le djihad ». Il est brièvement placé en garde à vue et interrogé. Son téléphone et une clé USB sont saisis. Après un bref interrogatoire, la police conclue qu' « aucun élément ne permet de corroborer les informations reprises sur le PV initial – du 9 février ». Il est néanmoins placé sur la liste « Syrie » de l'OCAM (organe qui analyse la menace terroriste).
Le téléphone est analysé quelques mois plus tard de façon superficielle, sans résultat. La Commission d'enquête parlementaire parle ici de « graves dysfonctionnements dans la gestion des scellés ». En effet, après les attentats de novembre, le téléphone est resté introuvable pendant plusieurs mois. Retrouvé dans les locaux de la police de Bruxelles-Ouest... en novembre 2016, il est de nouveau analysé de manière plus approfondie. La police parvient alors à restaurer une conversation Facebook datant de juillet 2014 et depuis lors effacée avec Abaaoud qui ne laisse aucun doute sur les intentions des frères Abdeslam. Mais en février 2015, la police ignore tout de cela.
28 février 2015
Après la garde à vue de son frère, Salah Abdeslam est interrogé par la police de Bruxelles-Ouest qui lui pose des questions sur ses intentions d'aller en Syrie, sur l'EI et ses liens avec Abaaoud. « C’est un chouette gars, je le connais depuis plus de dix ans. A l’époque, c’était un bon ami, un gars du quartier, je traînais tout le temps avec… En dehors du djihad, c’est quelqu’un de bien. Maintenant, je ne tolère pas ce qu’il fait ». Conclusion du PV : « Aucun élément ne permet de corroborer les informations reprises au PV initial selon lesquelles il aurait l’intention de partir en Syrie rejoindre l’Etat islamique ».
Mars 2015
Malgré ces conclusions, les deux dossiers des frères Abdeslam sont regroupés en un seul et envoyé par la police de Molenbeek au service antiterroriste de la police judiciaire fédérale de Bruxelles DR3. C'est là que les choses coincent. Le dossier est enterré. La raison ? La DR3 n 'a pas les moyens de le traiter. Le rapport cite une « capacité insuffisante d'enquête ». Un responsable du groupe « islam » de la DR3 racontera au Comité P qu' « à ce moment-là, on sait très bien qu’à notre niveau nous n’allons pas pouvoir gérer ces dossiers ». Le dossier est donc mis en attente.
20 mars 2015
Brahim Abdeslam est mis sur la site « Syrie » de l'OCAM.
24 mars 2015
La police française contrôle Brahim Abdeslam à la frontière franco-britannique. Son passage en Angleterre est refusé. La France prévient les services de police belges... Mais l'information ne remontera pas à la police judiciaire dont dépend le DR3.
11 juin 2015
Le Parquet fédéral classe comme sans suite les deux dossiers Abdeslam pour « raison technique – absence d'infraction ». Pour la Commission d'enquête, il s'agit d'un « classement sans suite “opportuniste”, motivé par un manque de capacité policière ». Bien que le lien avec Abaaoud ait été établi, il n'y aura plus d'investigation sur les frères Abdeslam.
Juillet 2015 – Août 2015
La menace terroriste se précise, relayée par plusieurs services secrets étrangers – dont les services français et américains qui ne parviendront pourtant pas à l'éliminer. Le nom d'Abaaoud revient comme la tête de ces projets terroristes qui pourraient viser la France et/ou la Belgique. En septembre, sur demande de la France, les autorités belges ouvrent un dossier judiciaire sur Abaaoud. Mais aucune vérification n'est faite sur les frères Abdeslam du fait du classement sans suite de leur dossier.
Du 30 août au 3 octobre
Salah Abdeslam fait plusieurs voyages en Allemagne et en Hongrie. Il ramène à Bruxelles une dizaine de commandos infiltrés depuis la Syrie. L’un de ces allers-retours a fait l’objet d’un contrôle routier, en Autriche, le 9 septembre : Salah Abdeslam y ramenait deux djihadistes, dont Najim Laachraoui, kamikaze à l'aéroport de Bruxelles le 16 mars 2016. Là encore, le dossier Abdeslam ayant été classé sans suite par le parquet fédéral, malgré son signalement international, l'information n'a pas été traitée par la police fédérale.
Novembre 2015
Les 10 et 11 novembre, les frères Abdeslam louent une chambre dans la région parisienne, qui servira de planque aux commandos. Le 12 novembre, trois voitures quittent Bruxelles, contenant dix terroristes dont Abdelhamid Abaaoud et les frères Abdeslam. Salah, après avoir déposé trois kamikazes devant le Stade de France, renoncera à se faire exploser. Il sera interpellé quatre mois plus tard, le 18 mars 2016, à Molenbeek.