
Réfugiés ukrainiens "Je ne sais pas si la Belgique était juste une parenthèse, ou si elle représente une nouvelle étape de ma vie."

Bruxelles, 9 février, Parlement européen. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky s’adresse aux chefs d’État, réunis pour un Conseil extraordinaire. Les alentours du quartier sont bouclés, des drapeaux bleu et jaune flottent dans le paysage. Depuis que l’armée russe les a forcés à quitter leur pays il y a quasiment un an, quelque 63.000 réfugiés ukrainiens vivent désormais en Belgique. Arrivés massivement en mars et avril dernier, entre cinquante et cent Ukrainiens enregistrent encore chaque jour leur venue à Bruxelles, tandis qu’à 2.000 kilomètres de là, les roquettes continuent de tomber.
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L’an passé, l’ensemble des gouvernements européens ont enclenché pour la première fois en vingt ans d’existence le système de protection temporaire, pour aider les réfugiés de la guerre à s’installer dans un nouveau pays, offrant services et revenu de base jusque mars 2024. Pour beaucoup d’Ukrainiens arrivés en Belgique, ce qui ne devait être qu’une parenthèse s’éternise, quitte à imaginer notre pays comme un nouveau lieu de vie à long terme.
Difficile aujourd’hui de prédire qui de ces milliers de personnes réfugiées resteront en Belgique durablement, mais d’après Mathilde Têcheur du CIRÉ (Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers), une association qui travaille pour le droit des personnes exilées, il existe de la part des pouvoirs publics une vraie volonté d’intégrer cette population dans la société belge. “Si la guerre dure encore, les familles qui seront là depuis plusieurs années auront trouvé leurs repères ici, scolarisé leurs enfants et ne souhaiteront peut-être plus repartir pour éviter un nouveau déracinement, explique-t-elle. C’est ce qui s’est passé avec les réfugiés syriens, qui sont nombreux à être restés en Belgique alors qu’au départ la plupart pensaient rentrer.”
Olena, Kate, Inna et Oleksii, amis d’Etterbeek
À quelques centaines de mètres de l’agitation provoquée par la venue de Zelensky à Bruxelles, deux enfants n’ont d’yeux que pour leur gâteau. Dans le café bondé de la place Jourdan, Nikola relève la tête quand sa maman le présente. La sonorité de son prénom. Le petit garçon est arrivé à Bruxelles avec sa grande sœur et sa mère Olena il y a bientôt un an. Assise à côté de lui, Kseniia vit à peu près la même histoire. Partie de la ville ukrainienne d’Irpin du jour au lendemain avec sa mère et son grand frère, elle apprenait à peine à lire sa langue natale. Aujourd’hui, les deux enfants sont scolarisés à Bruxelles et passent une bonne partie de leur temps libre ensemble. Leurs mamans, Olena et Kate, se sont rencontrées ici, dans un quartier d’Etterbeek où on trouve un point de collecte et de distribution d’aide aux réfugiés ukrainiens, dont Olena est en partie à l’origine. Les nouveaux arrivants peuvent y chercher nourriture et vêtements, en attendant d’obtenir l’aide gouvernementale.
Autour des deux femmes et de leurs enfants, Inna et Oleksii complètent ce nouveau cocon loin de la maison. Jugé inapte à l’armée à cause d’un problème de santé, Oleksii fait partie des rares hommes ayant pu quitter l’Ukraine. Les trois femmes, elles, sont arrivées seules avec leurs enfants, laissant pour certaines d’entre elles un mari sur le champ de bataille. Loin des roquettes, le petit groupe s’est créé ici une routine bruxelloise. Cours de français et d’anglais le matin, volontariat à la collecte l’après-midi. “Ensemble nous sommes comme une famille. On a retrouvé un peu de sérénité, même si nous restons très stressés par nos proches restés en Ukraine”, explique Olena, qui est retournée récemment à Kiev pour des raisons administratives et qui a bien failli y rester. “Une fois là-bas, je n’avais plus envie de repartir. Mais je me suis raisonnée: c’est trop dangereux.”
Si les rues d’Etterbeek ont quelque chose de familier et de rassurant, dans les têtes reste l’envie de rentrer dès que cette guerre sera terminée. “Pour le moment, je n’essaie pas encore de chercher du travail ici, car chaque saison, j’espère pouvoir retourner en Ukraine”, dit Kate avant de reprendre une gorgée de son thé. De toute façon, à l’heure actuelle, la barrière de la langue complique franchement le processus… Elle qui travaillait comme économiste en Ukraine ne voit pas où elle pourrait postuler tant qu’elle n’a pas perfectionné son anglais et son français. En attendant, les quatre amis touchent chacun les quelque 1.600 euros mensuels alloués par le CPAS aux familles réfugiées.
“Nous sommes si reconnaissants de l’aide que nous recevons de la Belgique, nous avons aussi envie d’aider en retour”, sourit Oleksii, qui pour sa part ne compte pas quitter Bruxelles avant 2025, maintenant qu’il a trouvé un appartement. Dans un marché immobilier tendu comme celui de la capitale et avec le CPAS comme seul revenu, la nouvelle relève de l’exploit. “Nous avons trouvé un appartement avec ma femme et ma fille dont le bail est de trois ans. Nous avons envie de trouver du travail et de rester ici pour que notre fille ait une bonne éducation.” Kate a mis six mois à trouver son petit logement, raconte-t-elle en aidant sa fille Kseniia à remettre son manteau. Il est 17 heures, la petite troupe se remet en route. Il est temps pour les deux enfants de filer à leur cours de théâtre.
Anastasiia, de l’université de Kiev à celle de Bruxelles

Anastasiia l’affirme: ”Mon cerveau a créé des barrières”.
Au moment de choisir où aller, Bruxelles semble la destination la plus logique à Anastasiia. Elle qui a appris le français et travaillé quelques mois en lien avec un projet d’architecture belge y voit une porte de sortie quand les roquettes russes commencent à tomber sur Kiev le 24 février 2022. Loin de sa famille depuis sa résidence étudiante, la jeune femme de 21 ans traverse les premiers jours de guerre sans pleurer. “Mon cerveau a créé des barrières”, dit-elle. Incertaine sur sa volonté de quitter la capitale ukrainienne, Anastasiia plie bagage quand, au troisième jour de l’invasion, un missile détruit presque entièrement un bâtiment situé à cinq minutes à pied de chez elle.
L’occupation russe, ce n’est pas vraiment une nouveauté pour Anastasiia. Née en Crimée d’une maman ukrainienne et d’un père russe, elle avait 14 ans quand l’armée de Poutine a décidé d’en faire une région annexée à la Russie. Du jour au lendemain, les chaînes de télévision, la monnaie, le régime changent. Les mentalités aussi, dit-elle, sans bien comprendre pourquoi. Quand la guerre éclate à Kiev l’an passé, impossible pour elle de rejoindre sa famille en Crimée. C’est dans cette zone, à la frontière, que les combats sont les plus violents. Et puis sa mère préfère la savoir en sécurité à l’étranger. Son ordinateur, ses papiers et une tenue de rechange sur le dos, la jeune femme quitte la capitale fin février et passe d’abord deux semaines dans la famille de sa voisine de chambre, près de la frontière roumaine, avant de prendre l’avion pour Bruxelles. Le 16 mars, elle débarque à l’aéroport bruxellois, c’est la première fois qu’elle pose le pied dans un pays étranger.
Avant d’arriver, l’étudiante a trouvé un hébergement chez l’habitant, grâce au réseau Help for Ukraine. ”J’ai été accueillie par un couple russe. C’était un peu étrange, mais passé la surprise, ça s’est très bien déroulé. Ils m’ont beaucoup aidée, ça m’a sauvée.” Une fois l’été arrivé, son année universitaire bouclée à distance, elle se pose la question: faut-il rentrer à Kiev? Face à une situation qui ne s’améliore pas sur place, Anastasiia postule finalement pour un master à l’ULB. Depuis septembre, elle continue son cursus en architecture à l’université bruxelloise et a trouvé une chambre chez l’habitant, grâce à une cellule d’aide spécifique mise en place par l’ULB.
“Le fait que je parle français a beaucoup facilité les démarches.” Elle qui n’a revu sa mère et sa sœur qu’une fois depuis le début de la guerre, gère seule sa nouvelle vie belge, grâce aux quelque 1.000 euros versés par le CPAS. En attendant de pouvoir, espère-t-elle, rentrer un jour. “Aujourd’hui, je ne sais pas si la Belgique était juste une parenthèse ou si elle représente une nouvelle étape de ma vie.” Un an après être arrivée, l’étudiante a du mal à se sentir chez elle, même si elle s’est fait un bon réseau d’amis et qu’elle apprécie l’atmosphère bruxelloise. “Je me sens comme en dehors du nid.”
Hanna, employée plus vite que l’éclair

À 28 ans, elle se sent intégrée à la société belge.
Hanna, elle, n’était déjà plus à Kiev quand Poutine a lancé son “opération spéciale” en février passé. Partie étudier au Collège d’Europe de Varsovie et travailler temporairement pour MSF à cette époque-là, la jeune femme de 28 ans n’a plus revu la capitale ukrainienne depuis. Une fois ses études en Pologne terminées en juin dernier, elle choisit de rejoindre Bruxelles sans savoir ce qui l’attend. Dans la balance pour choisir la destination, ont pesé ses quelques notions de français et ses études en lien avec une école belge. Sa famille, elle, est partie en République tchèque.
“Je ne parle pas tchèque, ça me paraissait beaucoup plus logique de venir en Belgique.” Pari gagnant puisqu’une semaine après son arrivée, elle décroche un travail à l’ASBL CIRÉ grâce à une annonce postée sur les réseaux. Hanna devient le binôme de Mathilde, interrogée plus haut, pour coordonner un projet de soutien aux Ukrainiens à leur arrivée à Bruxelles. “Ce contrat m’a permis de m’intégrer dans la société belge rapidement, et d’éviter d’avoir à faire les démarches pour obtenir le CPAS. Mes collègues m’ont beaucoup aidée, notamment en me parlant français lentement pour que j’améliore mon niveau.”
Même si elle vient d’emménager dans son appartement, pas sûr, cependant, que Hanna reste à Bruxelles quand la guerre sera terminée. “Je resterai tant que ça a du sens du point de vue de mon expérience professionnelle, mais ma vie est à Kiev.” Ses amis, son père, son logement dont elle est propriétaire sont là-bas. “Je me posais la question de savoir où est-ce que je pouvais être le plus utile. Finalement je suis arrivée à la conclusion que c’est ici, à Bruxelles.” Une seule fois depuis l’invasion russe, Hanna est retournée dans son pays natal, à Oujhorod, près de la frontière slovaque. Quelques jours autour du Nouvel An, pour y voir son père. Dans l’obscurité d’une ville privée la plupart du temps d’électricité, elle a été marquée par le sapin de Noël, lui illuminé par un générateur. “Le quotidien là-bas est désormais régi par les problèmes liés à l’énergie. J’ai laissé ma vie à Kiev quand c’était encore la paix. J’appréhende de retrouver ma ville fortement changée.”