Simon Watteyne: “Les impôts, c’est la guerre”

Entre lutte des classes et conflits mondiaux, entre exigences de justice sociale et intérêts économiques, ce jeune chercheur nous explique comment la fiscalité belge s'est dessinée au fil des rapports de pouvoir.

un homme trie son argent pour les impots
@ Unsplash

L'histoire des impôts, à première vue, n’a rien de captivant. Simon Watteyne, historien frais émoulu de l’ULB et chercheur à Oxford, est parvenu à renverser cet a priori. Il vient de terminer une thèse de doctorat consacrée à l’histoire fiscale de notre pays, qui se révèle passionnante.

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Depuis quand et pourquoi les impôts existent-ils?
Les premiers impôts ont surgi autour des armées des États de l’Antiquité. L’impôt, c’est la guerre qui l’a créé.

Et en Belgique?
Depuis toujours. On a tendance à l’oublier, mais la révolution belge de 1830 est aussi une révolution antifiscale contre les impôts exigés par le roi des Pays-Bas, Guillaume Ier.

Ces impôts “hollandais” ont disparu au profit d’autres taxations…
Ils ont en fait dû conserver ces impôts “hollandais” en grande partie parce qu’ils devaient faire face aux dépenses du nouvel État. La grande nouveauté, durant le reste du XIXe siècle, c’est que la politique belge se caractérise par la domination de la bourgeoisie libérale et catholique avec un système électoral basé sur le suffrage censitaire… lié à la fiscalité. Payer des impôts directs donnait le droit de vote. Cela ­concernait 2 % de la population, même si le pourcentage payé selon un taux unique était infime par rapport aux fortunes privées. L’arrivée de députés du Parti ouvrier, qui militaient pour des impôts progressifs - un taux de 5 % pour les tranches les plus hautes! - ne changera rien. Pour les conservateurs catholiques ou libéraux, l’impôt progressif aurait signifié “la fin du capitalisme” et la “dictature du prolétariat”. La Belgique n’a pas réformé son système fiscal.

C’était à l’époque un paradis fiscal?
Oui, car tous les pays voisins avaient modifié leur régime fiscal en le rendant progressif et en commençant à taxer les revenus financiers, fin XIXe ou début XXe, la Belgique pas. La Belgique, à la Belle Époque entre les années 1890 et 1914, devient ainsi un paradis fiscal comme la Suisse et attire les bourgeois étrangers.

Et puis tout va changer…
Oui, avec la Première Guerre mondiale. Pour reconstruire le pays, le gouvernement catholique- libéral-socialiste va se lancer dans une très grande réforme fiscale. Et va introduire les premiers impôts progressifs sur les revenus, y compris financiers. Les taux marginaux supérieurs ne sont pas très élevés: 10 %. Tous les partis politiques sont d’accord qu’il faut davantage de justice fiscale en taxant davantage les riches à la suite des souffrances vécues par la majorité de la population tandis que les soldats ­belges sont morts ou ont été blessés au front. C’est lors de cette réforme qu’on introduit le principe de la déclaration obligatoire en 1919. Surgit alors un phénomène: l’évasion fiscale. On estime que dans les années 20, deux tiers de la richesse belge ­échappent à ces impôts. Le grand débat justice ­fiscale versus compétitivité fiscale commence alors.

On revient au paradis fiscal?
Oui. Les évasions de fortunes permettent aux ­conservateurs de gagner. En 1930, l’impôt progressif sur le revenu global et la déclaration obligatoire sont supprimés et on revient en partie au système d’avant la Première Guerre. Les capitaux affluent alors vers la Belgique entre 1926 et 1930, cette période qu’on appelle encore les “années ­folles”, à la veille de la Grande Dépression, même si la justice fiscale a pris un sacré coup dans l’aile.

Et c’est là que se dessine l’actuel “paradoxe” belge: une forte taxation sur les revenus du travail et une fiscalité qui reste très faible sur le capital.
Oui, durant les années 30, les déficits budgétaires énormes forcent de recourir à l’impôt, mais catholiques et libéraux refusent d’augmenter la fiscalité sur les revenus financiers, par peur que les capitaux ne désertent le pays. On ne veut pas commettre à nouveau “l’erreur de 1919”.

"Le climat ou le Covid pourraient raviver les anciennes grandes revendications du passé"

La Seconde Guerre mondiale sera l’occasion de réaliser un slogan actuel de la gauche: “faire payer la crise aux riches”…
Tout commence avec le libéral Camille Gutt, ­ministre des Finances en 1944. Il se trouve face à une dette colossale. Il a gelé les comptes et les titres financiers déposés dans les banques belges. La condition pour en récupérer une partie était de venir les déclarer. Il a créé ainsi un cadastre des fortunes belges. Son intention était alors de ponctionner les fortunes ­bloquées à hauteur de 47 milliards de francs de l’époque, soit cinq fois le montant des impôts en 1939. En une opération, demeurée unique chez nous, Gutt et ses deux successeurs au ministère des Finances ont apuré 20 % de la dette totale du pays.

L’impôt sur les sociétés, cela compense-t-il la “perte” du Congo?
Oui. C’est introduit en 1962, dans le contexte de la décolonisation et de la crise sociale de 1960-1961.

N’est-on pas dans un nouveau momentum de justice fiscale, lié au changement climatique et à la crise Covid?
Il y a un an, au niveau national, cela semblait être le cas, vu les attitudes politiques des uns et des autres. Maintenant, j’ai l’impression que les discussions s’enlisent. Et nous éloignent d’un moment pivot. Ce qui se passe à l’échelle internationale est beaucoup plus intéressant pour le moment, avec cette idée d’impôt minimum sur les bénéfices des multinationales. En Belgique, de nouvelles catastrophes ­naturelles ou sanitaires pourraient nous rapprocher de la situation où ces revendications de justice fiscale ont trouvé un écho favorable et se sont en partie ­réalisées: les guerres.

Découvrez notre dossier de la semaine Justice fiscale: tous inégaux devant l’impôt

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