

“Les politiciens, plus préoccupés par leurs juteux comptes bancaires, s’en fichent de la grande misère, de la grande détresse, de nos centaines de SDF qui meurent chaque année.” La citation est faussement attribuée à Coluche. Mais elle résume les commentaires émis dans les médias qui ont annoncé la mort d’un SDF dans un des endroits les plus fréquentés de Wallonie. Sur l’écran, sous la photo de cet homme paraissant avoir 70 ans, emmitouflé dans des couvertures, s’allongent les invectives. Nous avons pu cependant reconstituer une réalité plus nuancée.
“Oui, je connaissais Vincent: j’ai vécu dans la rue plus d’un an et demi avec lui.” L’homme est grand, costaud. Au-dessus de son masque, deux yeux caramel semblent déborder de gentillesse. Il s’est reconverti, tout récemment, comme thérapeute. Il soigne les gens avec ses mains. Il a ouvert il y a quelques mois un cabinet avec sa compagne, à Namur. C’était l’un des derniers “duos” de Vincent. Les deux SDF veillaient l’un sur l’autre et partageaient les galères. “Trouver les bons plans pour essayer d’avoir chaud l’hiver, surveiller les affaires, boire… On faisait la manche et on était installés sous l’auvent du Spar rue des Croisiers, tout près de la gare. Après plus d’un an, le patron du Spar en a eu marre. Donc, on a bougé. On s’est rapprochés de la gare, Je comprenais pas tellement ce qu’il disait. Il mettait un mur par rapport à son passé, par rapport à sa famille. La vérité, je ne la connais pas.”
Vincent disait que sa famille le détestait, mais l’ex-SDF en doute. “Il était très aidant. C’est très spécial, la rue: vous pouvez être au plus bas et vous donner tout de même à fond pour les autres. Je le voyais encore de temps en temps. Je le poussais à aller à l’abri de nuit. Il voulait vraiment en finir. Il n’avait plus de sac à dos, plus de papiers, plus rien. On va dire que c’était un suicide camouflé.” Le nouveau thérapeute est resté six ans en rue. Vincent, lui, huit ans. “Il n’avait pas encore 70 ans. Peut-être n’avait-il même pas soixante ans, d’ailleurs. C’est difficile à dire: la rue ça vous fait vieillir très vite.” Dans la salle de cérémonie du crématorium, il y a une petite assemblée. La famille. Entre autres, les parents de Vincent, sa sœur, ses petits-enfants et ses deux filles. Des amis des deux filles, quelques connaissances de Vincent, un représentant des travailleurs sociaux de Namur et trois pasteurs. Vincent et sa famille sont protestants. Le rapport qu’entretient la famille de Vincent avec la religion semble être très présent, voire, d’une certaine manière, structurant. L’un des pasteurs guide la cérémonie. Il évoque la jeunesse pas si lointaine de Vincent. Et nous apprend qu’il venait juste d’avoir 55 ans.
Le pasteur nous explique qu’il l’a connu à l’âge de 12 ans. “C’était un jeune agréable et serviable. Il a travaillé avec son père qui était menuisier, il était doué pour le travail du bois. Il excellait dans beaucoup de domaines, la mécanique, notamment, parce que c’était quelqu’un de minutieux. C’était également un très bon footballeur dans notre équipe de football inter-églises. Je ne parvenais pas à le rattraper, tant il était agile et rapide. Il s’est marié, a eu des enfants. Puis, il y a eu un dérapage. Malgré l’amour de ses parents, de ses filles, malgré les assistants sociaux qui ont dépensé tant d’énergie pour lui apporter un réconfort et le secours dont il aurait pu bénéficier, il a fait le choix d’être et de rester un SDF. Dans les derniers jours de sa vie, la grâce infinie de Dieu s’est manifestée. Deux jours avant sa mort, une personne de notre église l’a rencontré en rue et lui a rappelé l’amour que Jésus avait pour lui.”
L’aubette sous laquelle est mort le SDF. Un endroit pourtant très fréquenté. © DR
Olivier Hissette, coordinateur adjoint du Relais social de la Ville de Namur, a une enveloppe à la main. Ce sont les condoléances des travailleurs sociaux namurois. “Une dernière malchance dans son malheur, c’est que son dernier “duo” de nuit n’a pu se faire parce que son compagnon venait juste de repartir dans sa famille ou avait décidé d’aller dormir en abri de nuit. Donc pour la première ou une des rares fois, il a passé la nuit tout seul.” Et n’en a pas vu le bout. “Je n’aime pas le terme “choix”. Ce n’est pas un choix de ne pas aller dans un abri de nuit, c’est un choix par défaut. C’est une vie avec des règles collectives. Vous n’êtes plus dans une situation où vous pouvez jouir d’une certaine indépendance. Et puis, Vincent a été victime de ce qui existe dans la vie des personnes de la rue: du harcèlement, de l’agression, du vol… À un certain moment, il y a un ultime découragement.”
On songe à ce que disait l’homme aux yeux caramel. Le suicide camouflé. On pense également au découragement que peuvent connaître les travailleurs sociaux. Vincent s’était reconstruit un mode de vie basé sur une routine: la soupe à telle heure, la douche à tel moment, la manche à tel endroit, etc. Au fil des mois, des années, on parlera d’“asphaltisation”. Vincent était “asphaltisé”. Depuis longtemps ancré dans la rue. Un état qu’il est très difficile de quitter parce qu’il constitue les derniers points de sécurité psychique. Les services sociaux namurois avaient rétabli pour Vincent une série de droits qu’il n’avait plus et envisageaient de pouvoir lui faire accepter un logement. “Ça a été très frustrant pour les équipes et pour moi: les agendas ont pris du retard à cause du Covid et on est arrivé en hiver. Vincent en est mort.”
Pascal est pasteur. Dans le salon de réception, où chacun boit une tasse de café, il se souvient de l’altruisme de Vincent. “Dès qu’il pouvait rendre service, il le faisait. Il m’a aidé à construire mon église en y travaillant comme menuisier. Il m’a également aidé pour l’électricité. Il était impressionnant d’agilité.” Dans un premier temps, Pascal décrit Vincent comme quelqu’un de curieux de “tout connaître”. Mais aussi tout “tester”, aller “au-delà”. Pour finir, il parle de ses souffrances. “Sa blessure la plus profonde, c’est très certainement lorsqu’il s’est séparé de son épouse.” Le pasteur explique aussi qu’il a croisé Vincent par hasard, près de la gare de Namur. “Nous avons parlé de Dieu. Il me disait à quel point il se sentait proche de Lui, avec Lui. C’est interpellant lorsqu’on songe que c’était quelques dizaines d’heures avant qu’il ne parte.”
Le faire-part de remerciements distribué lors de ses funérailles. © DR
Lydia et Shirley, les filles de Vincent, sortent du salon de réception du crématorium pour s’occuper de leurs jeunes bambins qui, étrangers à la solennité de l’endroit, s’adonnent innocemment à une partie de touche-touche échevelée. Lydia, l’aînée, parle. “Nous, on se dit qu’il n’y a pas de hasard. On se serait bien passées de ça, je vous avoue que j’ai toujours espéré qu’il nous revienne. Mais c’est familial. Nous aussi, on a un parcours compliqué. Et puis, la sœur de papa, elle a été un peu à la rue. Chez nous, dans notre famille, il y a l’alcool, les médicaments et des blessures profondes.” Et des traumas qui se transmettent d’une génération à l’autre. “Mon grand-père était violent, très strict. On le sait, puisqu’on a été élevées par eux. Ça s’est adouci avec le temps, mais les blessures originelles sont là: pas de “je t’aime”, pas d’affection. Ma maman a aussi été abandonnée par ses parents, elle n’a pas reçu d’affection, elle aussi était, comme mon papa, en souffrance. Ils ne se sont pas tirés vers le haut. Ils se sont entraînés vers le bas dans une descente aux enfers. Le juge de la jeunesse nous a placées pour nous protéger, ma sœur et moi, chez nos grands-parents.”
Lydia, impressionnante, tente une explication. “Il vivait en rue pour boire et trouver une paix intérieure. Et aussi pour se punir… On a essayé de le prendre chez nous, mais il volait et il était violent… On doit se protéger, aussi. Il a fallu le faire: on a eu des enfants.” À les voir se poursuivre dans le couloir sous le regard malgré tout amusé de Lydia, on se dit qu’ils semblent bien partis pour être infiniment plus heureux que leur grand-père.