«J’avais tellement peur»: Apprendre à conduire avec un moniteur harceleur

#MeToo a permis de libérer la parole des femmes sur les violences subies dans de nombreux secteurs de la vie quotidienne, tels que les bars ou les universités. Le monde de l’auto-école n’est pas épargné.

Auto-école
© BelgaImage

La pression est lourde s’agissant du graal que représente le permis de conduire. Elle l’est d’autant plus pour les femmes dont les qualités au volant subissent de nombreux préjugés machistes. Autre source potentielle de stress: la proximité avec un moniteur dans un espace clos. En épluchant les avis Google des écoles de conduite agréées, plus de 250 à Bruxelles et en Wallonie, ceux dénonçant des comportements sexistes sont rares mais existent. “Moniteur donne des bons conseils mais avec une grosse tendance à ­placer ses mains de manière à ce qu’elles touchent mes jambes”, publie Marie. Un autre commentaire explique que “si vous êtes une femme, au lieu de se concentrer sur son métier, qui est d’enseigner la ­conduite, [le moniteur] va vous faire des avances non-stop jusqu’à ce que vous soyez le plus mal à l’aise possible”. Un troisième décrit un moniteur “trop familier, bavard et tactile”. Cas isolés ou réelle ­problématique? “C’est un sujet qu’on aborde assez souvent”, concède David Barattucci, vice-président de la Fédération des auto-écoles agréées et sous-directeur de l’agence Bara.

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Abus d’autorité

À Lessines, Jeanne (prénom d’emprunt, nous avons choisi d’accorder l’anonymat à nos témoins - NDLR) décide de terminer ses quatre dernières heures d’apprentissage avec le second moniteur de son auto-école. Un choix qu’elle regrettera. “Après 26 heures de formation, je pense qu’on sait mettre sa ceinture. Mais il a décidé de m’apprendre à le faire. Il est sorti de la voiture et a ouvert la portière côté ­conducteur. J’étais assise. Il m’a passé ma ceinture en serrant bien au niveau de la poitrine et après en ­restant bien attardé du côté des hanches. J’étais tétanisée. Je ne savais rien dire. En plus il était colérique et je n’avais pas envie que ça empire.” Finalement, la jeune femme rate son permis et décide de le passer dans une autre commune.

À Bruxelles, Marie prend 20 heures de cours en dix jours pour pouvoir rapidement se déplacer seule. “Je conduisais et il rigolait en mettant ses mains sur mes bras. J’ai le sentiment qu’il profitait que mes deux mains étaient sur le volant pour me toucher.” Un geste récurrent auquel s’ajoutaient le surnom “choupinette” et des phrases inappropriées telles que “si je n’étais pas marié, j’aurais clairement tenté ma chance avec toi”. Mais Marie ne voulait pas se le mettre à dos. “Il y avait encore toutes les heures à faire avec lui et c’est lui qui décidait s’il me donnait mon permis provisoire.” Un permis qu’elle a finalement empoché sans faire de vagues. Mais dans son entourage, Marie connaît au moins trois victimes. Le moniteur de l’une d’elles lui touchait la cuisse et lui proposait des rancards par messages. “Le fait d’être une figure d’autorité est une circonstance aggravante”, affirme Miriam Ben Jattou, juriste et présidente de l’association Femmes de droit. Pour pouvoir ­professer, un moniteur doit fournir un certificat de bonnes conduite, vie et mœurs. Un bout de papier qui ne garantit pas une bonne conduite. Mais David Barattucci estime que les comportements sexistes sont le fait d’une minorité.

dessin de Kanar sur les violences sexistes à l'auto-école

© Kanar

Une main sur la cuisse

Éva est traumatisée après avoir passé 22 heures aux côtés d’un moniteur terrifiant. L’homme lui pose un tas de questions sur sa vie. Il s’y intéresse tellement qu’il propose de passer devant la maison de ses parents et ensuite, celle de son enfance devant laquelle il lui lance: “Quand tu étais petite, tu avais du désir pour les adultes?” La leçon se poursuit. Arrivés dans une rue paumée où trône une seule habitation, le moniteur décrète une pause. Il arrête le véhicule et sort. Éva l’imite. “Il se rapprochait de moi et je reculais pour maintenir une distance”, se rappelle-t-elle. Pour briser le silence et faire diversion, elle parle et finit par suggérer de reprendre la route. Après le cours, elle s’effondre. “Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi je pleurais. Toute l’ambiance me faisait peur.

Scénario similaire le lendemain. Le moniteur arrête le véhicule sur une route peu fréquentée avec pour seul décor une allée d’arbres. Ils sortent de la voiture. Comme la veille, Éva a un mouvement de recul. “Il m’a regardée et m’a dit en souriant: “Tu as peur de moi”. Ce n’était pas une question...” Les cours s’enchaînent et le sentiment d’insécurité grandit. “Il me parlait de ses anciennes élèves et on allait jusque devant chez elles. Ça m’a fait peur qu’il puisse faire pareil avec moi.” Il s’est également autorisé à plusieurs reprises à prendre la main d’Éva pour lui montrer le passage des vitesses et à lui ­toucher la cuisse pour lui enseigner le fonctionnement de l’embrayage. “Parfois, le moniteur doit ­toucher la main de l’élève pour lui expliquer le ­mouvement du levier de vitesse. Mais c’est rare. Par contre, la main sur la cuisse ou les SMS après les cours, c’est non”, insiste David Barattucci. “Pendant deux semaines je n’ai plus dormi. J’avais tellement peur. J’avais la boule au ventre. La nuit, je fermais les yeux et je le voyais”, confie Éva.

Permis de se plaindre

Après 22 heures de calvaire, elle demande à changer de moniteur. “Quand on sait à quel point les victimes ont toujours l’impression que c’est de leur faute, c’est normal que ça ait pris autant de temps avant qu’elle ait eu la force de pouvoir mettre fin à l’agression”, explique Miriam Ben Jattou qui qualifie ces faits, compte tenu de leur répétition, de harcèlement moral et sexuel. Malgré trois heures passées avec un autre moniteur, irréprochable celui-là, le traumatisme est tel qu’elle laisse la fin de son apprentissage en suspens. Sur un Post-it, elle conserve une adresse mail réservée aux plaintes. Mais cette option l’effraie. “Si je porte plainte et qu’il sait que c’est moi, il connaît l’adresse de mes parents…” Le dépôt de plainte, l’éternel obstacle pour les victimes qui redoutent des représailles et une affaire classée sans suite. “Quand on a une plainte réelle, il y a toujours une sanction prise vis-à-vis du moniteur et généralement, à très court terme, ces gens-là disparaissent du métier”, assure David Barattucci.

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