Astreintes: pourquoi l'Etat belge préfère gaspiller de l'argent

L’État belge préfère parfois dépenser plusieurs milliers d’euros par jour plutôt que de respecter une décision de justice contraignante. Parfois par pure stratégie politique.

Annelies Verlinden
Certains élus préfèrent tenter une politique qu’ils savent illégale, mais qui sert à envoyer un message à l’opinion publique et à satisfaire leur électorat. © BelgaImage

Chaque année, l’État fédéral et des administrations publiques gaspillent de l’argent en astreintes. C’est-à-dire, explique le professeur en droit administratif et avocat David Renders, ces ­sommes que doivent payer les per­sonnes physiques ou morales qui ne satisfont pas à certains types de ­condamnations du juge. Prenons l’exemple des ­restrictions sanitaires pour illustrer la théorie. L’État belge a été contraint de revoir le cadre légal des mesures anti-Covid suite à une action de la Ligue des droits humains. Celle-ci contestait la gestion de crise par le biais d’arrêtés ministériels. Le juge a obligé l’État à payer 5.000 euros par jour de non-exécution du jugement, avec un maximum de 200.000 euros. L’État est finalement rentré dans le rang avec l’adoption de la loi Pandémie le 28 oc­tobre dernier. Les administrations publiques sont régulièrement rappelées à l’ordre de cette façon. Chacune est ­responsable de ses propres condamnations, ce qui explique pourquoi il est complexe d’avoir une vue d’ensemble sur les astreintes en cours.

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Pour rester dans le contexte sanitaire, début février, l’ASBL Notre Bon Droit, via ses avocates, a introduit une autre demande de citation en urgence devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Motif: les critères rendant possible l’application de la loi Pandémie en vigueur ne seraient pas valables. En poursuivant son application au-delà des trois mois initiaux en raison, dit le gouvernement, de la mauvaise situation sanitaire et d’Omicron, l’État belge serait donc en infraction si le motif retenu s’avérait non pertinent. Les avocates ont réclamé une astreinte de 5.000 euros par jour de retard.

Des astreintes jamais payées

Deux autres dossiers ont marqué ces dernières années. Premièrement, en 2016, un juge avait imposé au SPF Justice de verser à 150 détenus entre 300 et 1.000 euros par jour en attendant que leurs conditions de vie s’amé­liorent. En raison d’une grève du personnel, ces derniers n’avaient pas pu prendre de douche pendant plusieurs jours et ne recevaient à l’époque qu’un seul repas quotidien. En outre, ils n’avaient plus l’autorisation de sortir de leur cellule. Deuxièmement, au début du mois de février de cette année, un dossier a touché à la poli­tique d’asile et de migration. Plusieurs associations menées par le CIRÉ (Coordination et initiatives pour les réfugiés et les étrangers) ont observé que des migrants venus demander l’asile au Petit-Château à Bruxelles devaient attendre dans le froid pendant plusieurs jours avant de pouvoir s’enregistrer. L’État a alors été tenu à une astreinte de 5.000 euros par jour ouvrable au cours duquel “au moins une personne souhaitant présenter une demande de protection internationale se sera vu empêcher d’exercer ce droit”. Or c’était manifestement encore le cas la semaine dernière. Pour autant, nous confirme le cabinet Mahdi, “aucune sanction n’a encore été payée dans le cadre de la condamnation par le tribunal de première instance, ni dans le cadre de dossiers individuels devant le conseil de prud’hommes”. Il n’est pas rare en effet que les astreintes ne soient jamais payées…

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Des demandeurs d'asile devant le Petit-Château à Bruxelles le 7 décembre 2021. © BelgaImage

Qui reçoit l’argent?

Lorsqu’elles sont effectivement payées, David ­Renders distingue deux cas de figure. D’un côté, la pénalité peut émaner d’un juge ordinaire issu d’une cour ou d’un tribunal. Dans ce cas-ci, l’argent est versé à l’une des parties, soit un citoyen ou une ­association à l’origine de l’action en justice. De l’autre côté, le Conseil d’État peut aussi utiliser ce mécanisme. Dans ce cas-ci, 50 % de la somme est versée au plaignant. L’autre moitié l’est au Trésor public. “Cela veut dire concrètement que si c’est l’État fédéral qui est inquiété, il débourse d’une poche ce qu’il récupère à moitié dans une autre poche. Cela est critiquable mais déjà mieux qu’avant 2014, où 100 % de la somme revenait à l’État.” Les montants intègrent alors le Fonds de gestion des astreintes. Ce dernier sert ultérieurement à l’achat de matériel et à la conception de logiciels informatiques pour le Conseil d’État. En l’occurrence, au cours des trois années judiciaires écoulées, deux arrêts ont fait droit à une demande d’astreinte. Le premier (50.000 euros par parcelle où l’interdiction faite est transgressée) ­concernait un dossier de concession d’exploitation forestière en forêt publique. Le Conseil d’État a interdit les coupes définitives de la végétation. Le second (5.000 euros par jour de retard) était lié à un dossier enseignement où une étudiante a eu gain de cause. Mais le Conseil d’État précise qu’il est dans l’impossibilité de “fournir une quelconque information quant aux montants finalement recouvrés”.

Un outil politique?

Malgré la condamnation, la partie demandeuse peut ne pas réclamer son dû, comme la Ligue des droits humains dans le dossier des restrictions sanitaires. Son but était d’intensifier le débat et d’accélérer la mise en place d’une loi. Une autre possible raison à cette renonciation est que pour percevoir son dû, il faut demander une signification du jugement par un huissier de ­justice. Cela représente un coût que les parties aux procès cherchent régulièrement à éviter. En fait, ce n’est pas l’aspect financier qui causerait le plus de torts. “Mais ça ne veut pas dire que ce n’est rien! D’abord, on peut en théorie imaginer de très hautes astreintes”, nuance l’avocat qui confirme ensuite: c’est également une question de symbolique. “La communication qui entoure l’astreinte peut être néfaste. Comment, sans écorner son image, un gouvernement peut-il se défendre devant l’opinion publique de ne pas avoir respecté la décision d’un juge qui le condamne et de devoir, pour cela, payer une astreinte?” Il arriverait en outre que ces irrégularités soient dans l’intérêt des élus qui souhaitent tenter une politique qu’ils savent illégale, mais qui sert à envoyer un message à l’opinion publique et à satisfaire leur électorat. L’avocat résume: “Le plus souvent, l’autorité publique est de bonne foi. Parfois, elle peut avoir des doutes et suspecter ou craindre de commettre une inégalité. Parfois aussi, elle peut sciemment faire le choix d’enfreindre la loi”.

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