Justice: notre système répressif est-il encore adapté?

L’opinion croit la justice laxiste, pourtant elle n’a jamais autant sévi. Notre système répressif est-il encore adapté? Pour beaucoup, il faut confronter la justice à ses échecs, et la repenser.

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Le nouveau droit sexuel, qui ne correspondait plus aux évolutions sociétales, était une nécessité. © BelgaImage

Entre trois mois et cinq ans de prison. C’est ce que risquerait le conducteur qui a fauché mortellement six personnes au carnaval de Strépy-Bracquegnies. L’annonce a embrasé les réseaux sociaux. À peine les auteurs étaient-ils identifiés et les circonstances plus ou moins établies qu’une partie de la population trouvait la sanction trop faible. “On a actuellement une très grande demande sociale de pénalité, explique Marie-Sophie Devresse, prof à l’École de criminologie de l’UCLouvain. Au point que certains parlent de populisme pénal. En France, la campagne présidentielle a vu beaucoup de questions sur la sécurité, sur les peines, sur l’abaissement de la majorité pénale.”

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Pourtant, selon elle, le Code pénal belge n’a jamais prévu autant de peines qu’aujourd’hui. On vit dans une société répressive, qui émet pourtant un discours récurrent sur le prétendu laxisme de la justice. “On brandit parfois de ­grandes affaires où l’on estime que les peines ne sont pas assez sévères. Mais elles ne représentent pas ce qui se passe dans les tribunaux correctionnels, où des ­milliers d’affaires avec des délits mineurs ­prononcent parfois des peines très importantes.” Il y a donc une distorsion entre l’activité réelle des cours et tribunaux, la demande de la société et la vision que les citoyens développent à propos des peines. “C’est un élément utilisé dans le ­discours politique. Chez les populistes, mais plus seulement. C’était autrefois l’apanage de la droite, mais il y a aujourd’hui une homogénéisation du discours sur les peines dans tous les partis ­politiques.”

Vide de sens, prisons pleines

Damien Vandermeersch fait partie du comité de réforme du Code pénal belge, aux côtés de Joëlle Rozie, prof de droit pénal à l’Université d’Anvers, et de Jeroen De Herdt, juge au tribunal de première instance d’Anvers. Un Code vieux de 150 ans, sans cesse amendé et illisible, qui mérite bien un petit coup de polish. La Vivaldi espère d’ailleurs clôturer la réforme d’ici 2024. En tant que magistrat à la Cour de cassation, il appuie les propos de sa collègue. “Je vois tous les jours des arrêts de condamnation. Je peux vous dire que des peines très lourdes sont prononcées quotidiennement. On dit que la justice est laxiste mais je constate que nos prisons sont pleines à craquer. Suite à la pandémie et selon les statistiques policières, la délinquance aurait diminué. Or, on met de plus en plus de monde en prison. On doit s’interroger: les peines ne sont-elles pas trop élevées? Il faudrait peut-être revoir certaines peines vers le bas. Mais c’est un choix politique.” Un choix politique. Ou des choix politiques successifs qui ont mené, pour Marie-Sophie Devresse, à une crise de la justice. “Sur le plan de la légitimité, parce qu’on finit par se demander à quoi ça sert, mais aussi en termes d’efficacité.”

Notre justice serait inefficace. On attend qu’elle puisse dissuader un auteur de recommencer. “Or, on a un taux de récidive important.” On espère que cela dissuadera les autres de passer à l’acte. “Or on se rend compte que les peines n’ont jamais été dissuasives.” On évoque aussi l’idée d’une resocialisation. “Mais les moyens mis à disposition sont trop faibles, la prison est au contraire désocialisante et criminogène. Et elle n’est même pas efficace pour affirmer qu’une personne enfermée ne recommencera pas. On peut commettre un délit ou un crime en prison.” Encore une fois, Damien Vandermeersch confirme. “Qu’attend-on de la justice? Si on veut punir et neutraliser des gens, elle est efficace. Mais le passage par la case prison est plus destructeur que constructif. Il faudrait aller voir en prison pour se rendre compte que les gens n’avancent pas, ils su­bissent l’emprisonnement, ils sont neutralisés. Ils sont déresponbabilisés. Et c’est pour cela qu’ils commettent des infractions. Il faut au contraire les responsabiliser.

Le col blanc protecteur

Les prisons touchent principalement une population socio-économiquement défavorisée. Et en mettant les gens en prison, on les appauvrit encore davantage. “Si vous êtes riche, vous avez plus de liens avec la société. Ceux qui n’ont pas de liens, qui seront révoltés ou désespérés auront une délinquance plus visible.” Pour Marie-Sophie Devresse, la prison est bien la peine du pauvre. “De temps en temps, on a un Bernard Madoff condamné aux États-Unis, mais si vous allez vous promener en prison, vous croiserez des jeunes, des étrangers, des personnes non diplômées, en mauvais état physique et psychique. On voit qu’il y a des priorités dans les sanctions. Il faut comparer les moyens investis pour la petite délinquance et ceux destinés à la criminalité financière. C’est vite réglé.

Justement, la délinquance financière. Plus abstraite, elle est presque acceptée par l’opinion publique et même par les politiques. “Ce sont des délits qui donnent l’impression qu’il n’y a pas ­réellement d’auteur, ni de victime, indique Carla Nagels, docteure en criminologie à l’ULB et ­spécialiste de la criminalité en col blanc. C’est plutôt l’État qui est victime. Et en Belgique, c’est un peu la course à celui qui paiera le moins d’impôts, donc il y a une sorte d’acceptation.” Et pourtant… “Quand vous fraudez, ça ne se voit pas, reprend Damien Vandermeersch. Mais quand des enseignants manifestent pour demander plus de moyens, c’est parce que les finances ne suivent pas. Or, qui prive l’État de ces finances? Ce sont ces délinquants de haut vol qui, eux, ont des moyens, des avocats… Une enquête financière n’est pas simple mais après, qu’on ne s’étonne pas d’avoir une justice à deux vitesses.

Sanctions négociées

Les criminels en col blanc sont encore largement sous-représentés dans les statistiques de condamnation, pour ne pas dire dans les prisons. Ils ont tendance à éviter le pénal, plutôt pris en charge par l’administration fiscale, le SPF Finances ou l’inspection sociale. La question est alors de savoir quelles affaires arrivent au pénal et ce qu’il en fait. “Quand le pénal se saisit de ce type d’affaires, il y a la question de qui commet quoi, indique Carla Nagels. Les “fortunés”, qui peuvent se payer une défense adéquate, échappent plus facilement à une condamnation qu’une personne qui tient un car wash et qui fait travailler des personnes illégales sur le territoire. Il y a clairement un traitement différentiel en fonction de la clientèle à laquelle s’adresse le pénal.

Selon Carla Nagels, le grand privilège des administrations est de ne pas devoir prouver une intention coupable, ce que se doit de faire le pénal. “Alors que prouver, dans ce type de délits, qu’il y a une réelle intention de nuire est souvent très difficile. Il y a aussi souvent plusieurs infractions, qui durent dans le temps. Pour chaque pièce du puzzle, il faut démontrer qui est responsable de quoi à quel moment. C’est un imbroglio dont le pénal a du mal à se saisir. De plus, ces affaires traînent et les juges d’instruction changent. Cet ensemble de choses complique l’action pénale traditionnelle. Assez souvent, ce qu’elle fait, c’est proposer une transaction pénale. Ça lui permet d’être sûre que quelque chose se passe mais c’est de la justice négociée.” On sort donc de la philosophie du droit pénal où un juge impose une peine à un délinquant. D’autant que la “peine” est négociée à huis clos et les informations autour du délit ou de la transaction fuitent rarement.

La preuve par Michelle Martin

Face à la primauté de l’emprisonnement, les peines alternatives ont du mal à se faire une place. Au grand dam de nos experts, car les peines devraient poursuivre d’autres objectifs que celui de la punition. Marie-Sophie Devresse nous parle de justice réparatrice. Elle conçoit des espaces de rencontre et de discussion entre toutes les parties touchées par un crime ou un délit. À terme s’inscrit une visée de réparation et de resocialisation. “Mais ces dispositifs ne sont pas pris au sérieux. On nous dit que c’est naïf, alors que la naïveté est de penser qu’on peut mettre des gens en prison et que ça ira mieux après. Le procès n’est jamais qu’une résolution guerrière du conflit. La justice réparatrice travaille sur un dispositif beaucoup plus communicationnel et horizontal, qui prend en compte les besoins de toutes les parties.” Il s’agira donc de faire preuve de créativité. “Des initiatives existent depuis les années 70. On sait que ça peut donner des résultats. Et que plus une personne sort tôt, plus elle a un accompagnement social, moins elle est susceptible de récidiver. Si elle va à bout de peine et se retrouve seule sur le trottoir, elle n’a aucun projet. Mais il faut du courage politique pour valoriser ce genre de choses.” Et le politique aurait tendance à en manquer. La preuve par Michelle Martin. “Quand elle est sortie de prison avant la fin de sa peine, on a modifié la loi sur la libération conditionnelle pour répondre à une demande de la population. On s’appuie sur ce cas exceptionnel et on balaie tous les essais d’un dispositif intéressant dans plein d’autres situations.

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La sortie de prison de Michelle Martin a provoqué une modification de la loi sur la libération conditionnelle pour répondre à une demande populaire. © Photo News

Pour Damien Vandermeersch, la question est ­simple: quels objectifs veut-on atteindre à travers les peines? “Avec le Code pénal actuel, on prononce une peine sans dire quel objectif on poursuit. Dans le nouveau Code, on a défini les objectifs de la peine. Il y a la dimension de restauration du lien et de réparation.” Les peines alternatives sont régulièrement perçues comme des peines cadeaux. Et pourtant… “Les peines de travail ou de probation sont de vraies peines, c’est très lourd. C’est un peu comme une session d’examens, on est content d’avoir appris, mais on est heureux quand elle est finie.

Une justice rarement innovante

Avec un Code vieux de 150 ans, il n’est pas étonnant que la justice soit restée bloquée dans le passé et recoure majoritairement à l’emprisonnement. Elle fait pourtant face à une société qui évolue. Comment peut-elle porter cette évolution, ou au contraire l’encadrer? “Les juges appartiennent à la société, ils sont sensibles à ces changements. Évidemment qu’il y a des phénomènes de société qui doivent recevoir un écho dans la loi, mais pour autant qu’elle permette de bien y répondre. On a par exemple inscrit l’inceste dans le nouveau droit pénal sexuel. C’était une revendication des victimes. On a aussi revu la notion de consentement. Ce nouveau droit sexuel était une nécessité. Il ne correspondait plus à la société, on a eu un débat démocratique et on a de nouvelles lois. Si la loi ne colle pas à un besoin, elle n’aura pas d’impact.”

Marie-Sophie Devresse conclut en rappelant que la justice est rarement innovante. “La pénalisation du féminicide est plutôt un signe qu’elle court derrière les transformations sociétales. Je trouve que c’est la réponse la plus limitée qu’on puisse donner à un tel problème. Une fois l’auteur puni, on n’aura pas ­transformé les racines mêmes du patriarcat à la base de ces comportements. La sanction n’est jamais que la manifestation de l’échec d’une société à prendre en charge ce genre de problématiques.

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