

Partout en Europe, le cordon sanitaire a été déchiré. Les francophones, tels les derniers Gaulois, l’appliquent strictement à deux niveaux. Tout d’abord sur le plan politique, aucun accord n’est conclu avec l’extrême droite, ce que la Flandre respecte encore jusqu’ici aussi malgré des ouvertures de négociations au Vlaams Belang, d’Yves Leterme à Bart De Wever. Ensuite, le cordon est médiatique avec le refus de tout débat ou interview avec l’extrême droite, ce que la Flandre n’applique plus. Pour la chercheuse de l’université de Cambridge, Leonie De Jong, c’est parce que les francophones appliquent le double cordon qu’il est à ce point efficace. Pour elle, débattre avec l’extrême droite, c’est accepter que ses points de vue soient légitimes, ce qui est très risqué. Car une fois qu’on ouvre des brèches, tout le barrage peut sauter et dans tous les cas c’est difficile de faire marche arrière. “Le cordon sanitaire contribue en effet à réduire la visibilité d’un parti”, appuie Benjamin Biard, politique au Crisp pour qui c’est en effet - mais notamment seulement - grâce au cordon sanitaire que l’extrême droite est inexistante côté francophone.
Le journaliste Alain Gerlache pointe d’autres raisons comme le fait de ne pas avoir de leader d’extrême droite capable de fédérer côté francophone mais aussi un parti socialiste, une gauche radicale et des syndicats forts et actifs capables de canaliser les milieux déclassés susceptibles de voter pour l’extrême droite. Le cordon sanitaire n’explique pas à lui seul l’immunité et l’exception francophone actuelle.
Le cordon sanitaire a néanmoins plusieurs impacts qu’il convient de nuancer. Le cordon politique empêche des partis de former des cartels avec le VB. L’effet est net. “Le premier grand succès du Front national en France s’est déroulé à Dreux lorsque le FN s’est allié avec la droite pour jeter dehors les socialistes. Beaucoup de brèches se sont ensuite ouvertes alors que longtemps un cordon invisible du “tous les partis sauf le FN” avait été de mise”, rappelle Benjamin Biard. Le cordon sanitaire limite le pouvoir d’influence de ces formations politiques. Mais en Flandre “c’est devenu plus diffus notamment depuis que le VB siège au sein de la VRT. On voit que l’extrême droite, sans être au pouvoir, a réussi à imposer son agenda sur les questions sécuritaires ou d’immigration”, souligne Benjamin Biard.
Au total, tous les partis francophones ont hurlé à la rupture du cordon sanitaire médiatique par Bouchez, même au sein du MR. On devrait ajouter le ridicule de la situation. Un président de parti francophone, belgicain de surcroît, entendait faire la leçon aux Flamands tentés par le Vlaams Belang, le tout en leur parlant en français. “Ce débat n’avait aucun sens, était pitoyable et même désobligeant”, emballe le journaliste Alain Gerlache. Le mal était fait.
Le cordon sanitaire médiatique contribue à victimiser les extrémistes qui de toute façon se répandent désormais sur les réseaux sociaux. Et seul le débat permet de démonter les idées nauséabondes.
Le cordon sanitaire politique, dans sa plus simple expression qui est de ne pas s’associer avec l’extrême droite, doit certes être maintenu, pour l’écrivain et polémiste Marcel Sel. Mais pour le reste il relativise, faisant référence aux expériences néerlandaise et autrichienne où l’extrême droite est arrivée au pouvoir et où “il n’y a pas eu de grand soir ni de changement en profondeur de la société suite à ces expériences”. Il pourfend ainsi ce qu’il nomme le point Godwin qui consiste à dire que Hitler est arrivé de manière démocratique au pouvoir en comparant cela aux situations actuelles.
Pour ce qui est du cordon médiatique, “on part de l’idée que la francophonie belge est une île idéale coupée du monde et préservée de l’extrême droite. Or, c’est toute l’histoire des luttes sociales en Wallonie qui a contribué à ça. Ce n’est pas raisonnable de censurer comme ça alors que la victimisation fait partie des armes des fachistes. Au contraire. Censurer, c’est permettre de dénoncer le boycott. Cela me pose question qu’on puisse voter pour eux mais qu’ils ne puissent pas s’exprimer. La question est moins de se demander si l’extrême droite peut parler que des conditions dans lesquelles on interviewe avec des répliques et des cadrages. De toute façon, à l’heure des réseaux sociaux, un parti n’a plus besoin des médias traditionnels pour grandir”, développe Marcel Sel.
Sur ce point, Alain Gerlache le rejoint. “Empêcher la diffusion des idées d’extrême droite est devenu illusoire. Il n’y a aucun cordon sanitaire sur les réseaux sociaux. Dès que vous allumez l’Internet, vous êtes en contact avec ces idées.” Certes, mais les médias traditionnels s’ils donnent la parole à des racistes donnent une légitimité que les réseaux sociaux n’offrent pas. “Le cordon sanitaire a aussi volé en éclats dans les médias traditionnels. Pendant la campagne française, on a entendu Zemmour ou Le Pen partout. Et LN24 a diffusé en direct le débat entre Macron et Le Pen”, rétorque Alain Gerlache qui se demande en quoi ce serait si mal. “Les débats entre Macron et Le Pen en 2017 et en 2022 ont contribué à démonter Marine Le Pen et elle s’est retrouvée battue sur le contenu.”
Au total, le cordon sanitaire médiatique est facile à tenir côté francophone tant qu’aucun parti raciste ne se déclare et il est difficile de déterminer s’il s’agit de l’œuf ou de la poule pour repousser l’extrême droite. Par contre, empêcher un parti de s’exprimer, c’est peut-être aussi une manière de se voiler la face sur une réalité et sur les opinions d’une partie de la population, sans permettre de confrontation.