
Les Belges du bout de la rue: la survie du Centre Culturel de Braine-l'Alleud
Agnès Deconinck est âgée de 60 ans, passionnée de théâtre et thérapeute du développement. Depuis octobre, elle est aussi membre d’Accolades, un collectif citoyen créé pour soutenir le Centre culturel de Braine-l’Alleud, en délicatesse avec les instances locales. Ce lundi soir, avec trois bonnes dizaines de camarades, elle quitte d’ailleurs symboliquement la salle Raymond Brassinne de l’Hôtel de Ville, en plein milieu du conseil communal. Une réaction à la décision de la majorité de lancer par voie judiciaire la liquidation du contrat-programme qui lie la Ville à l’espace culturel, trois mois après qu’elle a annoncé sa volonté de se désengager financièrement de l’ASBL. Le résultat de plusieurs années de relations conflictuelles entre les deux entités, la commune exigeant un contrôle financier accru là où l’espace culturel réclame le respect de son autonomie. “Sans les subsides communaux, le centre est voué à disparaître”, résume Agnès. Pour empêcher cette issue fatale, cette logopède de formation a donc rejoint Accolades (pour Action citoyenne pour une culture ouverte et libre à défendre et à soutenir), ce collectif articulé autour d’actions de sensibilisation et de manifestations.
Pacifiques, bienveillants, mais déterminés
Une heure avant le début du conseil communal, sur la place Baudouin Ier, plusieurs dizaines de citoyens investissent un coin ensoleillé. Ils sont vieux, jeunes et parfois même en famille. Tous portent un t-shirt noir floqué d’une inscription blanche: “Mourir à 50 ans, c’est trop tôt!”, une référence à l’âge mi-séculaire du centre culturel. Tout juste revenue du boulot, Agnès distille les consignes: “On ne peut pas afficher nos opinions en salle de conseil communal, vous mettrez donc votre t-shirt à l’envers. Cachez ce slogan que je ne saurais voir…” Avant cela, la petite troupe compte d’abord réceptionner les membres de la majorité en formant une “haie de déshonneur” sur l’escalier de l’Hôtel de Ville. “Pacifique, bienveillant, mais déterminé”, trois mots d’ordre reçus 5 sur 5 par cette dame à la toison blanche, qui s’empare d’une craie fournie par le collectif et se met machinalement à écrire sur les marches. Son message: “L’accès à la culture, c’est dès le plus jeune âge.” “Il paraît qu’il n’y aurait pas de retour sur investissement quand on fait du théâtre à l’école. En tant qu’ancienne animatrice culturelle, cette phrase m’est restée en travers de la gorge: le retour sur investissement, c’est quand des petits bouts de chou devenus adultes s’expriment librement!” À l’arrivée des échevins et conseillers, la rangée de manifestants reste silencieuse, impassible. Seul un “arrosoir de la culture” est brandi et versé de façon allégorique au-dessus des passants. “Prenez et buvez-en tous”, entend-on au milieu de la foule.
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Agnès et son fameux arrosoir rempli de culture. © Emilien Hofman
Cailloux symboliques
Agnès avait dix ans et deux frères persuasifs quand elle a assisté à la naissance du centre culturel. Elle en garde le souvenir joyeux d’instigateurs énergiques et d’animateurs partis à la rencontre des habitants pour connaître leurs besoins. Plus tard, elle y rencontrera le père de ses trois enfants, qui deviendront à leur tour des habitués de l’espace. C’est donc assez naturellement qu’avec d’autres Brainois attristés par ce qu’ils jugent être des attaques communales envers le centre, la sexagénaire a décidé de passer à l’action. “Pour soutenir l’équipe d’employés et pour montrer, ô combien, ce lieu est essentiel au cœur de la cité, prétend-elle, entre deux arrivées de conseillers. Le centre culturel permet de soutenir et lancer des artistes locaux, de créer des rencontres et de susciter du débat dans un espace apolitique.”
Autant d’éléments que le collectif craint de ne pas retrouver dans la future maison de la culture imaginée par une majorité communale désireuse, entre autres, de faire prendre à Braine-l’Alleud une autre dimension dans le domaine du spectacle. “Notre complexe n’a pas du tout la même démarche culturelle qu’une grande salle comme le Palais 12, qui peut accueillir Stromae, tique le chanteur pour enfants Christian Merveille, membre actif du collectif. Pour moi, un spectacle se vit en union avec son voisin et avec la possibilité d’engager une discussion avec les comédiens dans la foulée. C’est envisageable dans une salle de 300 places, pas dans une de 5.000. Le centre culturel remplit la mission d’organiser des événements, mais aussi d’assurer une cohésion sociale avec les citoyens, ce qui n’est pas prévu dans la future maison de la culture.”
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Le conseil communal a commencé. Il se tient au troisième étage, dans une salle lumineuse dont le plafond aux traits de coque de bateau renversée lui donne fière allure. À l’ordre du jour, les trottoirs partagés, le plan d’investissement Wallonie cyclable ou encore l’équipement et la maintenance de la crèche. Côté spectateurs, près des fenêtres, les membres d’Accolades attendent le fameux point 15, celui qui risque de sceller le sort du centre culturel. Au terme de celui-ci, ils s’en iront, comme prévu pour cette action, organisée en quatre jours vu l’actualité brûlante. Très actif sur le Web, où sont régulièrement publiées des vidéos de citoyens qui témoignent de l’importance du centre culturel dans leur vie personnelle, le collectif se veut également présent sur le terrain. Par l’entremise d’une pétition aujourd’hui signée par plus de 3.200 personnes, ou via cette manifestation organisée en mai. “Nos symboles sont des cailloux, que l’on distribue aux membres de la majorité. Ils permettent de former un chemin et de bâtir quelque chose”, place sereinement Christian Merveille, qui dit puiser sa force dans l’espoir que ses petits-enfants puissent profiter de ce lieu “où l’on peut simplement être ensemble, de tout âge, de toute origine, de tout quartier. Un centre culturel en ville est aussi essentiel qu’une librairie. On ne veut pas le laisser mourir comme ça, mais on essaie de faire changer les choses avec un discours qui n’est pas politique.” Une façon de prouver que des citoyens bénévoles, pacifiques et créatifs peuvent aussi peser dans la balance. “On n’est pas opposé au bourgmestre ou la majorité, on est là pour soutenir le centre culturel, sans défendre tout ce qui s’y passe pour autant”, assure Sylvie, qui a rejoint le collectif quelques semaines après sa création, touchée par un appel à l’aide de plus en plus vibrant. “Pour moi, cela fait partie d’une démarche citoyenne normale de montrer qu’on est là, qu’on a quelque chose à dire et à dénoncer. Sans rien attendre en retour.”
De l’art-thérapie
Au milieu de la rue Jules Hans, les portes du centre culturel sont ouvertes. À l’intérieur, deux affiches annonçant un théâtre jeune public et un stage de clown pour adultes colorent un agenda périmé. C’est ici, entre ses murs, qu’Agnès a réalisé par le passé une expo photo et plusieurs spectacles de danse, tout en pratiquant également du théâtre et du chant. “Ces arts constituent des modes d’expression supplémentaires par rapport à la parole. Ils me permettent de prendre soin de moi, de dévoiler des compétences moins perceptibles que d’autres, d’exprimer ce que je suis et toutes les émotions qui me traversent.” Sa mobilisation au sein d’Accolades est donc en partie guidée par cette envie de laisser à d’autres la chance de vivre ce genre de sensations. Par ce besoin de soigner l’image de Braine-l’Alleud, aussi, trop souvent cantonnée au rôle de cité-dortoir à son goût. “On rêve d’une commune où les habitants puissent prendre en main ce qui est juste pour eux et deviennent des CRACS, ces citoyens responsables actifs et critiques.”
Alors que les cloches de la paroisse Saint-Étienne résonnent à dix reprises, la sentence tombe: “C’est la fin du centre culturel comme il est là”, décrète le bourgmestre Vincent Scourneau. Pas de surprise, mais les mines sont basses. “On a parfois l’impression que les choses nous échappent, que l’on n’a pas de prise ou d’écoute. C’est décourageant, surtout quand ça se passe au niveau local, regrette Agnès. Heureusement, on a la chance de constituer un groupe solidaire, ce qui nous permet de nous relayer quand on a un coup de blues. Parce qu’on y croit encore.” Récemment, en souriant à un ami, Christian Merveille a comparé le mouvement des citoyens brainois à Mai 68, un épisode qui l’a, à l’époque, motivé à acheter sa première guitare “pour dire les choses. On ne doit évidemment pas refaire Mai 68, mais cette option de décider ensemble de ce que l’on veut comme vie me paraît très intéressante.”