
Les Belges du bout de la rue: en Condroz, des apéros ruraux qui rapprochent
Le geste est automatique, mais espiègle avant tout. D’un revers de la main, Élise éconduit quatre de ses amies venues assister à sa causerie. La jeune trentenaire a beau afficher un grand sourire, elle se considère pourtant comme une piètre oratrice et cherche à dissimuler son stress. Plus jeune, elle apprenait ses cours de langue par cœur pour se dépêtrer au plus vite des examens oraux. Prendre la parole en public est un défi, qu’elle relève à titre exceptionnel. Parce que cet apéro rural est organisé chez elle. Dos tourné à une étable aérée abritant 200 vaches laitières, Élise tient à saisir cette occasion d’ouvrir les portes de son exploitation aux voisins et curieux du coin. “Les gens n’ont plus vraiment cette image cliché de la vieille fermière moche qui ne sait pas s’habiller, mais ils s’étonnent toujours quand je dis que je suis agricultrice, glisse la brune en débardeur fleuri. Beaucoup pensent que les jeunes ne reprennent plus de fermes parce que ça n’en vaut pas la peine.” Elle est la preuve vivante du contraire. Avec son compagnon, elle possède depuis un an la moitié de l’exploitation agricole de ses parents, avec qui elle travaille encore au quotidien. Ce vendredi soir, c’est donc avant tout pour parler de son choix, de sa passion et du rôle essentiel des agriculteurs qu’Élise surmonte son angoisse. Elle en fera un résumé à ses amies plus tard.
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La reconnaissance du ventre
Au bout de la rue de Buresse, pourvue de ces fermes carrées et en pierre typiques du Condroz, l’exploitation des Warzée tranche par sa modernité et son béton. L’endroit est isolé et très propre, bien qu’inévitablement envahi de mouches frondeuses. Dans la cour, les tables de brasseur sont alignées sous le soleil, garnies de jeux en bois et de plateaux de chips. La musique gronde jusqu’aux silos bâchés sur lesquels des enfants bravent l’interdiction de grimper. Il y a des familles, pas mal de jeunes aussi, ça fait un peu after work façon rurale. Et c’est exactement l’objectif du Groupe d’action locale Condroz-Famenne, à l’initiative de ces apéros organisés durant tout l’été, à chaque fois chez un exploitant différent. Le but? Créer du lien entre agriculteurs et riverains. Début juillet, les Warzée offrent donc le gîte et surtout la visite de leur unité de micro- biométhanisation autoconstruite et de leurs machines de traite. Chantal, la maman, présente justement le robot n°3 à quelques visiteurs. “Ça paraît industriel, mais c’est familial: ici, on n’a pas d’ouvriers, on fait tout nous-mêmes”, glisse la quinqua, lunettes dorées au nez. Plus jeune, elle a connu la fin de l’époque où les fermes constituaient des lieux centraux des villages. “Grâce à ces apéros, les agriculteurs peuvent de nouveau endosser ce rôle d’intermédiaires entre les citoyens, un peu comme le fait la nourriture qu’ils produisent. En fait, on recrée un lieu de rencontre dans un environnement essentiel à tout le monde.”

Les installations de la famille Warzée et leur élevage de vaches. © Emilien Hofman
Élise salue de nouveaux arrivants, alors qu’elle transite à allure vive de hangar en hall de stockage. Petite, elle n’aimait pas vraiment la ferme. “J’avais même un peu peur des bêtes, toujours prêtes à envoyer une patte par-ci, par-là, confie-t-elle, implacable. Plus tard, j’ai commencé à voir les choses différemment, à prendre goût au travail à l’extérieur et au fait de côtoyer des animaux.” Quand ses parents reprennent une exploitation d’un village voisin en 2009 et décident de tout regrouper sur les hauteurs de Hamois, un autre déclic s’opère. “Une nouvelle étable qui utilise de la technologie moderne tout en favorisant le bien-être animal… c’était un peu plus sexy, même si ça a pas mal surpris mes parents que je veuille reprendre l’exploitation.” S’ils ne dissuadent pas le troisième de leurs quatre enfants à prendre la voie agricole, Chantal et Michel posent tout de même une condition: entamer et réussir des études, une issue de secours en cas de coup dur à la ferme. Aujourd’hui, Élise est donc diplômée en éducation physique. Elle donne d’ailleurs quelques heures de cours hebdomadaires au club de gym du coin, “parce que ça fait du bien de sortir et de voir des gens après avoir passé la journée seule dans l’étable”. Avec les répétitions de la chorale, organisées au sein de l’implantation agricole, c’est à peu près tout ce que son calendrier peut prévoir à l’avance. À la ferme, l’imprévu et le court terme éclipsent toute planification. Même le week-end. “Des gens me disent que je suis folle de travailler le dimanche, ils n’imaginent pas que l’on puisse s’éclipser d’une fête ou d’un mariage pour un vêlage, se marre l’agricultrice. Moi, je continue à faire comprendre qu’en travaillant avec du vivant, il est indispensable de pouvoir être sur place à tout moment. C’est un choix, un métier à part. Une vie à part.”
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Élise ouvre les portes de son exploitation aux voisins et aux curieux du coin. © Emilien Hofman
La mauvaise réputation
À mesure que les visites s’enchaînent, pains- saucisses, bières et glaces s’ajoutent aux chips sur les tables en bois. Des denrées servies par deux associations du coin et préparées par la boulangerie, la boucherie et le glacier du village, qui utilisent le lait des Warzée. “Ce n’est pas grand-chose, mais c’est une fierté pour nous de pouvoir aider le commerce local en produisant pour lui”, note Élise, dont la passion du métier est également dictée par la nécessité d’être utile à la société: “Sans agriculteurs, pas de nourriture”. Une fonction vitale sur laquelle Michel, son papa, insiste. “Pour l’instant, via les médias, tout est mal vu”, regrette-t-il, la chemise aussi ajustée que ses 38 années d’expérience dans le milieu. “On entend un peu partout que la viande et le lait ne sont pas bons pour la santé, que les agriculteurs polluent, puent et font du bruit… On veut encourager les gens à aller plus loin en leur proposant de se faire une autre idée de notre métier.” Ça passe, par exemple, par une mise au point sur l’activité de cette exploitation laitière familiale, dont le fonctionnement prévoit la traite robotisée de vaches qui ne sortent pas à l’extérieur. “Tout de suite, ça donne une image négative, confie le paternel, qui a appris à ne plus souffrir de cette mauvaise réputation. C’est un choix que l’on a fait parce que ça nous permet de sortir faire nos récoltes en temps et en heure pour avoir de l’herbe de qualité. D’autant qu’avec le climat très changeant, c’est très difficile de gérer du bétail en dehors des installations.” L’instant qui suit, Michel tourne le regard vers deux étranges dômes blancs qui ressemblent à ces couvertures gonflables des terrains de tennis. Il y a quelques mois, la famille a rendu toute son exploitation autonome en énergie en fabriquant “maison” une unité de biométhanisation, qui transforme les déchets organiques en méthane pour produire de l’électricité verte. “C’est ça aussi, l’agriculture moderne: on s’adapte tous les jours aux nouvelles techniques pour aller vers un mieux”, estime avec fierté ce guide d’un jour, face à la petite troupe de visiteurs qui l’écoutent religieusement. “Ce mieux, c’est les 300 kW de production électrique récoltés grâce à la biométhanisation et qui pourraient alimenter 600 ménages en permanence.”
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Travailler, mais profiter
Pas rancunières, les potes d’Élise la retrouvent autour d’une table haute, une fois l’agricultrice venue à bout de sa séance de questions/réponses. On discute naissances récentes, mais aussi bétail. Certains n’avaient jamais vu son lieu de travail. “Ça leur plaît de faire un tour et ça me fait plaisir de leur faire découvrir mon quotidien en passant un bon moment, sourit la brune, prête à savourer son premier vin blanc. Sortir, prendre un verre et s’amuser, voilà encore un autre intérêt de cet apéro. C’est une façon de montrer que, malgré notre activité, on peut prendre du temps pour continuer à vivre.” Une doctrine probablement en partie héritée de ces années de jeunesse, où Élise a vu Chantal et Michel se priver de trop nombreuses sorties, tenus par la besogne ou un vêlage. Aujourd’hui, la fille et son compagnon relaient donc les parents au turbin et vice versa. “On essaie de participer à tous les événements qui nous plaisent, assume-t-elle. Et si on a encore du boulot, on le reporte au lendemain. Même si la philosophie classique voudrait que l’on privilégie le travail au divertissement. En fait, on essaie de profiter, de vivre.”